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vie humaine n’est qu’un jeu de la folie, toutes les passions sont de son ressort : c’est folie d’ignorer, folie aussi que d’apprendre, de tromper et d’être trompé. Bref, la raison propose quelquefois, la folie dispose toujours. Eussé-je cent langues, cent bouches et une voix d’airain, s’écrie Érasme en manière de conclusion, je ne pourrais débrouiller toutes les variétés de fous, ni énumérer tous les noms de la folie !

Avant lui, on avait déjà agrandi le pays de la folie, et plus d’un bel esprit de l’antiquité avait formulé le paradoxe. Les peuples orientaux identifient la démence avec l’inspiration prophétique ; les Grecs regardent l’épilepsie comme un mal sacré, et Platon n’hésite pas à déclarer que c’est par le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu mille importans services, qu’au contraire, dans le sang-froid, elles ont fait fort peu de bien. La voie est frayée, et beaucoup s’y élanceront. Reprenant la boutade de Montesquieu, le philosophe Royer-Collard, avec cette hautaine ironie doctrinaire dont il a le secret, affirme gravement que le XIXe siècle est le siècle des aliénés et que l’établissement de Charenton devrait couvrir les deux tiers du sol de la France. Dans des strophes célèbres, Béranger chante ces fous immortels qu’on persécute et qu’on tue,


… Sauf après un lent examen,
A leur dresser une statue,
Pour la gloire du genre humain…
Qui découvrit un nouveau monde ?
Un fou qu’on raillait en tout lieu.
Sur la croix que son sang inonde
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu.


Ce qui n’est qu’un jeu de l’esprit, une fantaisie littéraire de quelques-uns, devient presque une théorie scientifique aux yeux de certains déterministes, qui, supprimant le libre arbitre, la responsabilité morale, font nécessairement bon marché de la raison. D’autres ne s’arrêtent pas en si beau chemin et développent, à grand renfort de textes, cette thèse égalitaire que le génie est une névrose. « qu’à une foule d’égards, tracer l’histoire physiologique des idiots serait tracer celle de la plupart des hommes de génie et vice versa.» Il en est qui aperçoivent de profondes ressemblances entre le génie et la monomanie, et pensent que beaucoup de grandes réformes ont eu pour initiateurs des hommes sortis d’une famille de fous et considérés eux-mêmes comme des insensés : ainsi des prophètes de l’Ancien-Testament, qui imitent à s’y méprendre les allures des aliénés ; ainsi de Mahomet, qui « dut à une attaque d’épilepsie sa première révélation, et qui, trompeur ou