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tous ces jugemens, c’est moins le reproche d’avoir pratiqué l’éclectisme que celui de n’avoir su bien comprendre ni les enseignemens de la psychologie ni ceux de l’histoire. Les positivistes eux-mêmes acceptent et entendent l’éclectisme tel quel nous l’avons défini. M. Janet cite une remarquable déclaration de M. Herbert Spencer : « Il faut que chaque parti (ou chaque école) reconnaisse dans les prétentions de l’autre des vérités qu’il n’est pas permis de dédaigner... C’est le devoir de chaque parti de s’efforcer de comprendre l’autre, de se persuader qu’il y a dans l’autre un élément commun qui mérite d’être compris et qui, une fois reconnu, serait la base d’une réconciliation complète<ref> Premiers Principes, Ire partie, ch. I, § 6. — Janet, page 444. < :ref>.»

L’esprit éclectique appartient à toutes les philosophies; il convient surtout à la philosophie enseignée dans les écoles de l’état. Il y représente non-seulement la part prépondérante qu’elle doit faire à la psychologie et à l’histoire, mais les ménagemens et la tolérance qu’elle doit apporter dans l’appréciation des doctrines. Nulle doctrine n’est imposée au professeur, mais il ne doit pas oublier, en exposant et en défendant son opinion personnelle, que des opinions contraires peuvent avoir des partisans dans les familles de ses élèves, qu’elles en ont très certainement dans la société au nom de laquelle il professe; il se fera un devoir, alors même qu’il signale leurs erreurs ou ce qu’il considère comme leurs erreurs, de mettre en lumière les services qu’elles ont rendus à la cause commune de la philosophie et de la raison. L’esprit éclectique lui facilitera ce devoir. Tel est déjà l’heureux effet qu’il a produit dans l’enseignement officiel de la philosophie depuis qu’il y a été introduit par M. Cousin. Parmi les philosophes qui professent dans les écoles de l’état, tous ne sont pas également tolérans. C’est, en quelque sorte, affaire de tempérament plutôt que de doctrine. M. Cousin, le premier, n’a jamais pratiqué qu’une tolérance très relative pour les doctrines qui blessaient ses convictions ou qui lui paraissaient compromettantes pour l’enseignement universitaire. Que l’on compare cependant les polémiques toujours courtoises de ceux qu’on appelle les « philosophes officiels » avec les anathèmes et les injures où se laissent aller si volontiers ceux qui sont restés en dehors de l’enseignement public ou qui l’ont abandonné : on reconnaîtra que l’éclectisme a fait son œuvre et que l’enseignement philosophique, en dehors de la part qui lui est propre dans l’éducation nationale, contribue indirectement, dans une mesure plus ou moins large, à développer les sentimens patriotiques de tolérance mutuelle et, suivant la belle expression de M. Cousin, de charité civile.


EMILE BEAUSSIRE.