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et qui dispense souvent d’un examen approfondi des questions elles-mêmes. Ceux qui sont restés fidèles à la doctrine incriminée doivent mettre leur honneur à protester hautement contre une légende qui est pour eux un outrage. Quel qu’ait pu être l’espoir de M. Cousin à l’égard de sa domination philosophique, tous ceux qui ont compté, tous ceux qui comptent encore dans l’école qui porte son nom, sont de très libres esprits qui ont fait leur, par un effort personnel, la philosophie qu’ils ont embrassée, qui l’ont transformée, sur un grand nombre de points, par l’évolution réfléchie de leur pensée et qui, dans cette évolution même, ont donné une nouvelle preuve de leur indépendance en restant attachés à des principes auxquels il est difficile d’attribuer aujourd’hui une situation de faveur. C’est parmi ces philosophes spiritualistes que se sont produits les plus nobles exemples de courage civique dans les temps de réaction. M. Sarcey raconte, dans ses Souvenirs de jeunesse, qu’appelé à l’improviste à professer la philosophie, dans les premières années du second empire, il crut remplir les intentions de ses chefs en prenant pour guide le manuel de MM. Amédée Jacques, Jules Simon et Emile Saisset : il oublie de rappeler que, des trois auteurs de ce manuel, les deux premiers venaient de sacrifier à la fermeté de leurs convictions politiques leur position et leur avenir dans l’Université.

Non, il n’est pas vrai qu’il y ait jamais eu dans l’Université des professeurs de philosophie enseignant « par ordre » et « sur commande » une doctrine toute faite. Ce qui est vrai et ce qui est aujourd’hui plus que jamais la légitime et poignante préoccupation des professeurs de philosophie, c’est que la liberté a des limites et qu’elles sont restées incertaines.

Il ne faut pas croire, en effet, que ces limites soient fixées par les programmes. Les programmes sont des questions; ils indiquent des objets d’étude ; ils ne prescrivent pas des solutions. S’ils l’ont fait autrefois, toute injonction de ce genre en a aujourd’hui disparu. M. Janet, qui a eu la plus grande part à la rédaction des nouveaux programmes de philosophie, se félicite avec raison d’en avoir écarté tout ce qui pouvait paraître une atteinte à la liberté des maîtres.

La lettre des programmes ne suffit pas pour nous éclairer : il faut consulter l’esprit dans lequel ils ont été conçus et surtout l’esprit dans lequel ils ont été appliqués. La pratique a, en effet, corrigé ce qu’il pouvait y avoir de trop rigoureux dans les intentions premières. L’expérience a fait prévaloir des règles fort sages et fort libérales, dont le seul tort peut-être est de n’être écrites nulle part et de laisser place à la discussion et au doute par leur opposition apparente à des préjugés toujours subsistans.