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dit beaucoup plus à Dartford que M. Tisza à Pesth. Le jeune chancelier de l’échiquier a, il est vrai, brodé quelques variations sur le thème connu de la sympathie traditionnelle de la Grande-Bretagne pour l’indépendance des nations et pour la liberté des peuples ; il est même remonté jusqu’à Napoléon Ier et jusqu’à Louis XIV dans sa conférence plus historique que politique. Pour le reste, le jeune ministre de la reine parle avec une sorte de détachement, comme si l’Angleterre n’avait rien à voir dans tout ce qui se passe en Bulgarie, comme si elle n’avait pas éprouvé un échec dans la révolution qui a emporté son protégé le prince Alexandre. Lord Randolph Churchill parle légèrement, en homme de fantaisie, et tout son discours pourrait se réduire à ceci, que l’Autriche est la première intéressée dans les complications présentes de l’Orient, que, si l’Autriche est bien décidée à être la gardienne efficace de l’indépendance des Balkans, l’Angleterre est toute disposée à lui prêter son appui, — bien entendu un appui diplomatique. C’est encore une manière de ne pas se compromettre. Il est à croire que le jeune lieutenant de lord Salisbury partant pour l’Allemagne aura emporté dans sa valise de voyage d’autres déclarations, d’autres paroles pour nouer des alliances à Vienne ou à Berlin, pour arrêter la Russie sur la route de Constantinople, et même avec d’autres paroles il aura encore quelque peine à réussir dans sa mission.

Les circonstances ont changé. Il y a eu un temps où l’Angleterre et l’Autriche, en associant aussi la France à leurs conseils, pouvaient faire sentir le poids d’une alliance qui fut plus d’une fois efficace. Aujourd’hui, il faut voir les choses comme elles sont ; l’influence s’est déplacée, M. de Bismarck seul tient dans ses mains de ministre prépotent de l’Europe les fils de la grande intrigue diplomatique et, du fond de sa retraite de Varzin comme à Berlin, joue le rôle de médiateur universel. Il va de l’un à l’autre, maniant les alliances, habile à empêcher les combinaisons qu’il verrait avec ombrage comme à imposer ses vues et ses intérêts, sans dire jamais son dernier mot. Il ne négligera vraisemblablement rien aujourd’hui pour satisfaire la Russie en lui permettant tout ce qui ne mettra pas trop directement la paix en péril, et il ne fera en cela que suivre les inspirations de l’empereur Guillaume ; il s’efforcera aussi de rassurer l’Autriche, l’alliée intime et permanente qu’il s’est attachée, sur laquelle il compte, et, au besoin, il écoutera les propositions de lord Randolph Churchill, sans se fier toutefois à l’Angleterre. Au fond, à en juger par la direction de sa diplomatie dans ces derniers temps, il n’est point impossible qu’il arrive à faire accepter une intervention russe dans les Balkans, en y mettant une certaine limite, en offrant à l’Autriche quelque dédommagement ou quelque garantie. Ce qui arrivera, M. de Bismarck l’aura sûrement voulu ou permis, et, à voir les choses de plus haut, le chancelier