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secrète des choses, et nous admettons, comme le veulent M. Montégut et Goethe, que cette rareté soit une beauté. Mais combien cette rareté, au théâtre, est dangereuse ! Ici, selon la remarque de Goethe lui-même, nous serions « charmés » qu’il en allât tout autrement : nous autres Français surtout sommes habitués à ce plaisir de voir les événemens s’ordonner selon une logique apparente et selon le dessein du héros. Nous comptions que notre Hamlet tenait le drame et qu’il le dirigerait jusqu’au bout, et voilà qu’au milieu, à ce moment même où il serrait davantage la main, il la desserre, et qu’ensuite il lâche prise. Nous n’avons que faire, ou, du moins, nous ne savons que faire d’Ophélie et de son délire à musique, ni de ces fossoyeurs et de leurs devis et chansonnettes, ni d’Hamlet lui-même, à présent qu’il paraît désintéressé de l’action. Durant son entretien avec Osric sur les choses de la mode, un commentateur n’est pas derrière nous pour nous dire : « Voyez comme il se complaît à d’interminables dissertations sans soupçonner la présence de la mort qui s’est glissée invisible avec ce message… Comme cela est bien conforme à la vie !… Comme cela surtout est bien d’accord avec le caractère d’Hamlet, qui va mourir comme il a vécu, rêveur toujours surpris par le fait brutal ! » Non, M. Montégut n’est pas ici, nous ne nous avisons pas de tout cela, et nous remarquons seulement que ces dissertations sont interminables. M. Meurice, malgré son zèle, n’a pas rétabli pour cette expérience tout ce qu’il avait supprimé naguère avec Dumas : il n’est encore pas question, cette fois, du voyage d’Hamlet en Angleterre, ni de sa rencontre avec un officier de Fortinbras, ni de maint autre incident qui nous manquerait à la lecture. À la représentation, nous ne sentons pas que rien nous fasse défaut, pas même, tout à la fin, l’entrée de Fortinbras, qui est cependant la moralité du drame. Une race retranchée, on ne nous fait pas voir qu’une autre s’élève ; le rêve achevé par la mort, on ne nous montre pas que l’action et la vie recommencent. N’importe ! nous ne réclamons rien : ce n’est pas trop tôt, à notre gré, que la toile tombe !

Voilà donc ce que devient sur un théâtre, au moins devant des spectateurs français, cette incomparable épopée dont l’homme moderne est le héros. Elle périt justement par deux de ses grands mérites : la complexité du principal caractère et l’ampleur de la composition. L’une et l’autre nous déconcertent, nous découragent. Nous renonçons à rien voir dans ce chef-d’œuvre unique, sinon le drame qu’il renferme, ou plutôt la partie la plus grossière de ce drame, le mélodrame ou la pantomime ; encore nous paraît-il que ce mélodrame ou cette pantomime, vers le milieu, gauchit, s’égare et se dissout. Le genre de plaisir que peut nous procurer ce spectacle, d’innombrables ouvrages d’un ordre inférieur nous le proposent ; beaucoup même nous l’assurent plus complet. Traîner Hamlet sur notre scène, pour