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saire ; la tradition veut qu’Hamlet adresse ces furieux couplets à Ophélie ; prenons patience. Et ainsi, jusqu’à ce peu de pantomime, qui est la meilleure pâture de notre curiosité : quoi de surprenant ? Hamlet tout entier, pour nous, n’est guère ici qu’une pantomime ; la vie morale du héros nous échappe ; ses gestes seuls nous intéressent plus ou moins vivement, selon leur rapport plus ou moins direct à l’action matérielle dont nous attendons la fin. Or cette fin, pendant cette pause du dialogue, nous croyons presque y toucher : le héros, cessant de battre l’air inutilement, a le bras tendu vers elle.

Mais, de même que ce principal personnage, considéré hors du théâtre, est un homme et tout l’homme, de même cette pièce, à la bien regarder et dans son ensemble, est « l’image de la vie. » Admirez, nous a dit M. Montégut[1], « comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poète, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une apparente insouciance de la composition et de l’unité. » Goethe, lui aussi, nous a signalé cette beauté rare : « Nous sommes charmés, nous sommes flattés de voir un héros qui agit par lui-même, qui aime et qui hait, quand son cœur l’ordonne, qui entreprend et exécute, écarte tous les obstacles et parvient à un grand but. Les historiens et les poètes voudraient bien nous persuader qu’une si glorieuse destinée peut être celle de l’homme. Ici nous recevons une autre leçon ; le héros n’a pas de plan, mais celui de la pièce est parfait. » Et, en effet, à ce moment même où le héros, selon une apparence de « plan, » paraît « atteindre à un grand but, » il laisse tout à coup s’éloigner ce but, et bientôt même il s’en distrait. À l’aveu crié par son oncle, Hamlet ne répond pas sur place par un coup d’épée : son stratagème a presque épuisé son énergie ; et d’abord, à se réjouir du succès de sa manœuvre, il dépense le reste de ses forces. Deux fois encore, après un repos, il semble approcher délibérément de sa vengeance. La première fois, il s’arrête par scrupule, ou plutôt il diffère par raffinement : il épargne le meurtrier en prières, pour ne pas l’envoyer au ciel. La seconde fois, dans un admirable débat, l’ombre de son père intervient entre sa mère et lui. Après ces deux échecs de sa volonté, il disparaît : il cède les planches à la déplorable Ophélie, au furieux Laërte. Quand nous le revoyons, c’est au cimetière, où il disserte en philosophe et se lamente en veuf amoureux ; puis, dans la salle des gardes, où il s’amuse, en moraliste, du verbiage d’un courtisan ; et enfin sur la plate-forme du château, où il se comporte en escrimeur, pour le plaisir, jusqu’au moment où le destin, venu à pas de loup et par tant de circuits, le surprend et le presse de tuer avant de mourir.

Oui, sans doute, c’est bien « l’image de la vie, » où tout arrive à son heure et rien à la nôtre, ni par les voies que nous avions ménagées ; c’est le rare caractère de cette pièce de reproduire cette logique

  1. Note Wikisource : voir Émile Montégut, Types modernes en Littérature — Hamlet et de quelques élémens du génie poétique, Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 2, 1856 (p. 657-674).