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Voici notre dernière étape : nous arrivons aux confins du monde civilisé, au pays de la steppe, du tchin et du nihilisme, où sévit l’otchaïanié, cette noire maladie des âmes du Nord, si bien décrite par M. de Vogué, et qui touche de si près la folie. Pendant des siècles, l’opinion publique russe a considéré l’aliéné « comme un fardeau pour la société, comme un être ne subissant à aucun degré l’influence du milieu où on le place ; » telles sont les propres paroles du ministre de l’intérieur, qui, dans une circulaire de 1879, n’hésite pas à confesser que, sous l’empire des vieilles croyances, des légendes de possédés démoniaques, l’asile garde le caractère d’une prison et demeure dans un état aussi peu satisfaisant qu’autrefois. En 1876, le tsar avait promulgué de nouvelles lois : ce qui frappe le plus en elles, c’est la reconnaissance de plusieurs catégories d’aliénés, non d’après la nature de la maladie, mais d’après leur résidence et surtout leur qualité sociale : noble, bourgeois, fonctionnaire, paysan ; ainsi le veut le tchin, cette organisation hiérarchique à la quatrième puissance, qui ressemble tant à celle de la Chine et enlace l’empire tout entier dans le réseau administratif le plus serré. Ni hommes, ni Russes, tous membres du tchin, pourrait-on dire en parodiant un célèbre dicton. Il y a une administration médicale russe qui dépend de la régence du gouvernement, et s’occupe de toutes les affaires qui ont un rapport quelconque avec la médecine : hygiène publique, autopsies, examens médico-légaux, surveillance des pharmacies ; son chef est nommé par le pouvoir central. L’aliéné dont la famille a signalé l’existence est soumis à un examen qui, dans les villes de gouvernement, a lieu en présence du gouverneur, du vice-gouverneur, du président du tribunal de première instance ; appartient-il à une administration, le directeur du service fait partie du comité d’examen ; selon la position sociale, celui-ci se compose encore du maréchal de la noblesse du gouvernement ou de deux maréchaux de noblesse de district. L’examen des paysans, devant leurs chefs directs, a aussi ses règles particulières. En dehors des villes de gouvernement, le malade noble est [1].

  1. La régence est un centre par lequel passent toutes les affaires administratives et de police ; il a pour président le gouverneur. Les maréchaux de la noblesse sont élus par les nobles et les représentent auprès de l’empereur : il y en a un pour chaque district et un pour le gouvernement tout entier ; ils ont différentes fonctions : président du zemstvo (conseil général) ; de la chambre de tutelle de la noblesse, etc.