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limbes politiques où dorment tant de lois mort-nées, puis repris et mollement discutés devant des assemblées distraites, pour lesquelles semble inventé le mot de l’ancien : « A demain les affaires sérieuses. »

Au nombre des réformes qui attendent le bon plaisir de nos gouvernans se place celle de la législation des aliénés. Qu’est-ce que l’aliéné ? Où commence, où finit la responsabilité humaine ? Où le libre arbitre ? N’existe-t-il pas des degrés presque infinis entre l’aliéné absolu et la personne jouissant pleinement de ses facultés ? Tout homme a-t-il dans le cœur un dément qui sommeille, prêt à se réveiller à l’appel du malheur ? Comment a-t-on traité l’aliéné, comment le traite-t-on aujourd’hui, quels sont les progrès sanctionnés par notre expérience et celle des autres peuples ? Peut-on concilier l’intérêt social et l’intérêt individuel, les droits de la famille et ceux de l’état, ceux de la science médicale et de la justice, qui semblent en conflit permanent ? Depuis de longues années déjà, médecins, jurisconsultes, écrivains, commissions s’évertuent à répondre ; le procès est encore en instance, mais on a réuni les divers élémens du dossier ; et le sénat aura l’honneur de l’avoir instruit, de le juger le premier. Un de ses membres, le docteur Théophile Roussel, a attaché son nom à l’œuvre, et, mettant à profit les travaux antérieurs, correspondant avec les aliénistes étrangers, étudiant sur le vif, avec ses collègues de la commission, les institutions de nos voisins, il a composé deux énormes volumes de 1,500 pages in-4o, suivis d’un projet qui parait réaliser les principales améliorations réclamées par la loi de 1838. Avec ce guide consciencieux, nous ferons aussi le tour du monde civilisé, nous pénétrerons dans ce royaume de la douleur, où, vers la fin du siècle dernier, les Pinel, les William Tuke, les Daquin, les Chiarugi, ces apôtres de la pitié sociale, apportèrent la lumière et l’espérance, en brisant le joug des superstitions barbares qui ravalaient les malheureux aliénés au rang des malfaiteurs.


I

C’est toujours un sujet d’étonnement pour un esprit français, épris d’unité et de clarté, que l’étude de la loi anglaise, qu’on a pu comparer à ces vieux manoirs seigneuriaux bâtis à diverses époques et dans différens styles, aux formes un peu lourdes, sans proportion, sans harmonie. Elle est en quelque sorte la mosaïque patiente des siècles, car les Anglais ont cette étrange habitude de conserver religieusement leurs traditions ; chez eux, les réformes se superposent aux institutions, et le présent, appuyé sur le passé, le continue, le développe, l’agrandit. De même qu’autrefois Rome sut