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que la sélection naturelle agit sur le tout comme sur un seul organisme, un peu de la façon dont nous la supposons opérer sur les organismes sociaux. « Le nœud de la question consiste à savoir, conclut M. Romanes, s’il est possible ou non de supposer que la sélection naturelle agit sur des types spécifiques, distincts des membres individuels d’une espèce. »

Nous craignons que M. Romanes, contre son habitude, ne se perde ici dans une sorte de réalisme scolastique. Qu’est-ce qu’un type distingué des membres individuels ? Ce type ne peut subir une action réelle que s’il se réalise dans un individu. C’est, du reste, ce qui a lieu pour la reine-mère des abeilles. Elle est vraiment la ruche entière en son germe, comme le gland est le chêne : elle porte dans son sein et la future reine, et les six cents mâles, et les quinze ou vingt mille neutres. Elle est le type vivant dans un individu. M. Romanes compare la ruche à « l’organisme social » que la sélection perfectionne ; mais, dans les sociétés humaines, tout ne provient pas d’un seul et même germe ; le vrai point de comparaison est donc la famille. Supposez une famille dont l’aîné se remarie toujours et dont les cadets se fassent tous moines, et moines voués à des travaux savans ; il s’agit de savoir si un jour viendra où les cadets naîtront stériles, déjà moines et déjà savans. On ne comprend guère, malgré ce qu’en peut dire Darwin, que la simple sélection naturelle, en s’exerçant sur plusieurs familles diverses, arrive à trier mécaniquement celles qui offriraient par hasard cette particularité : c’est donc toujours, selon nous, à l’hérédité dans une même famille qu’il faut revenir. Mais si les moines ne se reproduisent jamais, si les aînés, d’autre part, se marient et se livrent à des occupations toutes différentes des travaux du couvent, comment comprendre que l’hérédité produise à la fin des aînés capables d’engendrer des moines perfectionnés et de plus en plus savans ? Voilà le difficile problème qu’il faut transporter à la ruche et à la fourmilière.

Pour notre part, nous croyons qu’il faut supposer, à l’origine, une fécondité générale, sans insectes stériles, et admettre que les progrès du travail, chez les abeilles ou les fourmis, ont produit peu à peu par voie d’hérédité des instincts de plus en plus perfectionnés. Une fois atteint un certain degré de perfection, il a pu arriver que les abeilles ouvrières et les fourmis ouvrières les plus habiles fussent précisément moins propres à la génération que d’autres qui étaient moins habiles. Celles-ci ont pu acquérir une faculté génératrice supérieure, tandis que la même faculté diminuait chez les autres. Il a pu aussi se produire des cas accidentels de stérilité comme il s’en produit parmi les enfans d’une même famille, et ces