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temps n’a en à parler d’elle. Ce n’est qu’à de rares et obscurs indices que nous pouvons l’entrevoir. Un homme était d’abord fermier par bail temporaire en vertu d’un contrat ; il pouvait quitter la terre à l’expiration du bail, mais il est resté. Ce paysan s’est accoutumé à cultiver le même sol du même propriétaire, aimant ce sol à force de le cultiver, et se rivant peu à peu à lui par son long labeur et son amour. Le contrat de bail, devenu inutile, n’a jamais été renouvelé. Les années et les générations ont passé, la famille est toujours à la même place. Un lien d’habitude s’est formé, plus fort et plus impérieux d’âge en âge.

D’autres fois, plus souvent peut-être, ce fermier qui était venu pauvre, sans capital et sans avances, n’a pas pu payer son fermage. Pline le Jeune décrit cette situation, et les jurisconsultes du Digeste font entendre qu’elle était fréquente. Ce fermier, devenu débiteur du propriétaire, n’a pourtant pas été renvoyé par lui ; on l’a gardé, on l’a retenu, parce que son travail était le gage de sa dette. Il n’aurait pu quitter qu’en se libérant. Au contraire, il est devenu chaque année plus insolvable, chaque année plus lié à la terre. Bon gré mal gré, cette terre le tenait, et cela, devait durer toujours, car son labeur était désormais sa seule manière de payer l’intérêt annuel de sa dette. C’est pour cela, apparemment, que son labeur était désormais contraint et forcé. Ainsi, le père était venu libre sur ce sol, les fils y restaient obligatoirement et le petit-fils ne savait même plus que l’aïeul avait été libre d’en sortir. Voilà comment s’est formée, presque sans qu’on s’en aperçut, une nouvelle condition sociale[1]. Cette situation n’est pas née, comme on l’a dit, au IVe siècle de l’empire ; elle avait peut-être existé dans tous les temps. Ce qui appartient au IVe siècle, c’est qu’elle soit devenue fréquente et se soit multipliée à l’infini. Ce colonat prit alors une telle extension, il finit par enserrer, homme par homme, tant de milliers d’hommes, que le gouvernement et le législateur furent obligés de s’occuper de lui ; alors vinrent les lois impériales qui le reconnurent, qui le fixèrent, qui le déclarèrent immuable.

Le colon n’était pas un serf[2]. Ceux qui ont confondu le colonat

  1. Nous laissons de côté quelques autres sources du colonat, par exemple l’introduction des Germains libres que le gouvernement impérial fixa au sol comme cultivateurs en leur imposant la condition de rester attachés à leurs tenures. — Pour ce qui est de la Gaule, nous sommes disposé à croire que le colonat y a eu des racines propres et qu’il se rattachait a un état de choses antérieur à César ; mais c’est un point dont on ne peut pas faire la démonstration dans l’eut actuel des documens.
  2. Nous ne voulons pas dire qu’il ne se soit jamais trouvé d’esclaves dans la classe des colons. Il a pu arriver assez souvent qu’un maître fit un colon de son esclave ; il a donc pu exister quelques colons de condition servile ; mais ce n’étaient là que des exceptions, et aussi les documens n’en parlent-ils jamais. A peine pout-on voir une allusion à cela dans une lettre de Sidoine Apollinaire, V, 19, où il semble que le fils d’une serve soit devenu colon sans même avoir été affranchi ; mais il ne faudrait pas trop s’appuyer sur cette lettre, à cause du vague du style de cet écrivain et de l’impropriété des termes qui lui est habituelle. Ce serait en tout cas un exemple unique.