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autant de problèmes à peu près insolubles. Ces maîtres du théâtre considéraient toutes les parties : poème, diction, action, comme inséparables ; leurs œuvres, réduites au livre, leur semblaient mortes ; enfin, au prix de la gloire journalière et directe qu’ils trouvaient sur la scène, de la joie qu’ils éprouvaient à voir leurs créations marcher et parler sous leurs yeux, à les incarner eux-mêmes, la gloire et la joie d’en prolonger la vie par le livre ne leur semblaient pas valoir le temps qu’elles auraient pris à leur occupation maîtresse.

J’ai essayé, d’autre part, de retrouver, derrière la statue solennelle du grand écrivain, l’homme lui-même, avec sa trempe morale, ce mélange de bon et de mauvais qui est dans toute créature humaine. Dans cette question, encore, la littérature est intéressée. Médiocrement chrétien et peu respectueux dans un siècle imprégné de foi et d’esprit hiérarchique, épicurien de goûts et de conduite, Molière était, à la fois, en retard et en avance sur son temps ; il se rattachait au XVIe siècle par son esprit d’indépendance, il faisait pressentir le XVIIIe par son désir de tout soumettre au rire, c’est-à-dire à la discussion. Cette nature d’esprit, non-seulement se conciliait très bien avec celle de la comédie, mais elle y était jusqu’à un certain point nécessaire. On peut se demander toutefois si, en se séparant ainsi de ses contemporains, Molière n’a point perdu quelque chose. La conception de la vie réalisée par son existence est largement humaine, mais n’y manque-t-il pas une élévation qui n’est pas interdite aux poètes comiques, puisqu’elle se trouve chez d’autres que lui ? Et, de même, la morale qui se dégage de son œuvre n’eût-elle pas gagné à s’inspirer des idées de son siècle ? En revanche, on ne peut méconnaître que, n’étant dupe d’aucune convention, en un siècle qui en comptait tant et de toutes sortes, ne laissant rien empiéter sur son libre jugement, il a déployé un courage, une vigueur d’attaque, une franchise d’observation, que plus de respect lui eût interdits ; qu’il a touché, par cela même, à quelques-uns de ces grands objets de discussion que l’on n’aborde guère aux époques de paix sociale, et que, sans les pièces où il les aborde, il manquerait quelque chose d’essentiel à son œuvre, comme à celle de son temps. Cette liberté d’esprit n’engendra, du reste, chez lui, ni l’imprudence, ni le parti-pris, ni les mauvaises manières, ni l’indulgence pour soi-même que l’on rencontre chez les écrivains du XVIe siècle et surtout chez ceux du XVIIIe ; dans une profession et des circonstances également difficiles, ce grand homme fut, en même temps, un brave homme.


GUSTAVE LARROUMET.