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et digne de lui, malgré le terrible anathème de Bossuet ; sans elle, il manquerait quelque chose à une gloire dont elle fut le couronnement et comme l’apothéose.


VII

Si j’ai retracé avec quelque détail l’existence théâtrale de Molière, ce n’est pas seulement pour prouver combien son métier lui tenait à cœur et marquer de la sorte un trait de son caractère. L’intérêt de cette recherche est surtout littéraire. Elle contribue, en effet, à prouver que, comédien beaucoup plus qu’auteur, et subordonnant tout aux exigences de la scène, Molière faisait passer l’effet de la représentation bien avant celui de la lecture. Aussi voulait-il laisser le plus possible ses œuvres à leur destination, qui était de paraître aux chandelles, et avait-il pour le livre une répugnance marquée : on sait avec quelle force il l’exprime en tête des Précieuses ridicules et de l’Amour médecin. Il lui fallait bien, toutefois, consentir à l’impression de ses pièces, puisque, sans cela, d’effrontés pillards, comme Somaize, ou des amateurs trop enthousiastes, comme Neufvillenaine, les publiaient sans sa permission. Mais, le manuscrit une fois livré, il ne s’en inquiétait plus. Il faisait ou laissait faire deux recueils de ses pièces sans corrections d’aucune sorte, sans profiter de l’occasion pour expliquer sa poétique ou batailler contre ses ennemis, à la façon de Corneille ou de Racine. Ce fut seulement vers la fin de sa carrière que, pris d’impatience, à la longue, en se voyant défigurer, et, peut-être, par un regard jeté en arrière sur son œuvre accumulée, consentant, lui aussi, à en admettre la valeur littéraire, il voulut la corriger et la fixer. Que de sollicitude, au contraire, pour la diction et le jeu ! quelle impatience lorsque ses acteurs le trahissaient ! Écoutant un jour derrière le théâtre, avec Champmeslé, une scène de Tartufe, il s’écriait avec une véritable fureur : « Ah ! chien ! ah ! bourreau ! » Et, comme Champmeslé s’étonnait : « Ne soyez pas surpris de mon emportement, lui disait-il. Je viens d’entendre un acteur déclamer pitoyablement quatre vers de ma pièce, et je ne saurais voir maltraiter mes enfans de cette force-là sans souffrir comme un damné. « Il ne faudrait jamais, en étudiant ses œuvres, perdre de vue cette préférence ; elle expliquerait certaines façons d’écrire qui lui ont été sévèrement reprochées ; elle mériterait d’être étudiée en elle-même pour les graves questions d’esthétique qu’elle soulève. Car ce n’est point là exception unique : Shakspeare, poète-comédien, lui aussi, traitait ses pièces, une fois jouées, avec une telle négligence que leur publication, leur chronologie, leur authenticité même, sont