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De voir qu’en moins de rien des gueux à triple étage,
Des caimans vagabonds, morts de faim, demi-nus,
Sont devenus si gros, si gras et si dodus,
Et sont si bien vêtus des pieds jusques au crâne,
Que le moindre de vous porte à présent la panne ?
Vous me devez ces biens, ingrats, dénaturés,
Mon esprit et mes soins vous les ont procurés,
Et, lâches, toutefois, loin de le reconnaître,
En valets révoltés vous traitez votre maître,
Vous le voulez contraindre à suivre vos avis,
Et vous ne seriez plus s’il les avait suivis !


Ce n’est là qu’une caricature violente et grossière, mais l’Impromptu suffit à prouver qu’elle renferme une part de vérité, que la concorde ne régnait pas toujours au Palais-Royal, qu’il dut y avoir bien des scènes bruyantes, et que le directeur de ces comédiens illustres connut les ennuis de tous les directeurs.

Mais qu’importe au public par quels efforts on parvient à lui plaire ! Au théâtre surtout il ne juge que sur des résultats. Or, ici, les résultats étaient admirables. D’abord, on travaillait chez Molière comme on ne travaille plus dans aucun théâtre. Si l’on considère le petit nombre de ses acteurs et la quantité de pièces jouées par eux, on s’étonne qu’ils aient suffi à la tâche. L’on s’étonne aussi de la souplesse dont chacun d’eux fît preuve en incarnant un si grand nombre de rôles et dans plusieurs emplois, car on ne se cantonnait pas alors dans un seul ; on n’était même pas l’homme d’un seul genre, et l’on passait aisément de la comédie à la tragédie. N’eût-on pas naturellement cette souplesse, Molière y suppléait : « Il a le secret, disait Gabriel Guéret, d’ajuster si bien ses pièces à la portée de ses acteurs qu’ils semblent être nés pour tous les personnages qu’ils représentent. Ils n’ont pas un défaut dont il ne profite quelquefois, et il rend originaux ceux-là même qui sembloient devoir gâter son théâtre. » Donneau de Visé rapporte, d’autre part, que l’on s’étonnait « de quelle manière il faisoit jouer jusques aux enfans, » et que lui-même se piquait de « faire jouer jusques à des fagots. » Il nous apprend aussi quelle précision Molière exigeait, ne souffrant pas que rien fût abandonné au hasard de l’inspiration et à la fantaisie individuelle : « Chaque acteur sait combien il doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées. » Même sévérité pour la diction : « Il avoit imaginé, dit l’abbé Dubos, des notes pour marquer les tons qu’il devoit prendre en récitant ses rôles, » à plus forte raison ceux que devaient prendre ses acteurs. Le résultat de ses efforts était une justesse d’ensemble, dont Segrais disait : « On a vu par son moyen ce qui ne s’étoit pas encore vu et ce qui ne se verra jamais : c’est une troupe accomplie de comédiens, formée de