Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/834

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Turlupin ; en ses heures d’escapade, il fut le spectateur, peut-être l’auxiliaire, de l’Orviétan et de Bary ; il vit Guillot-Gorju, Braquette, Prosper ; il eut Jodelet pour camarade. Mais surtout il fut toute sa vie l’élève et l’ami du grand Scaramouche. Aussi, écoutez ses ennemis : « Si vous voulez jouer Élomire, disait l’auteur de Zélinde, il faudroit dépeindre un homme qui eût dans son habillement quelque chose d’Arlequin, de Scaramouche, du docteur et de Trivelin, que Scaramouche lui vint redemander ses démarches, sa barbe et ses grimaces, et que les autres lui vinssent en même temps demander ce qu’il prend d’eux dans son jeu et dans ses habits. » Lacroix trouve le moyen d’enchérir : « Le bourgeois se lassoit de ne voir que les postures et les grimaces des Trivelins et de ne pas entendre ce qu’ils disent ; Molière est venu et les a copiés, Dieu sait comment ! et aussitôt, à cause qu’il parle un peu françois, on a crié : Ah ! l’habile homme ! » Molière fit donc pour son jeu ce qu’il faisait pour ses pièces ; prenant son bien où il le trouvait, et l’on s’explique, pour les deux côtés de son génie, la comédie écrite et la comédie jouée, que la jalousie, promptement éveillée par ses débuts, s’écriât : « On ne peut pas dire qu’il soit une source vive, mais un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs. » Bonne fortune singulière pour le théâtre d’une nation, au moment où, par l’entier développement de ses forces vives et l’équilibre de toutes ses qualités, elle arrivait à son apogée littéraire et social, il se trouvait un grand comédien pour recueillir ce que toute une lignée de a farceurs » nationaux et étrangers avait imaginé de plus excellent, le fixer, le faire sien, et, créant lui-même une tradition, le faire entrer définitivement dans le patrimoine dramatique de notre pays.


VI

Car Molière, sans trop se douter peut-être de ce qu’il préparait, mais avec une énergie et une force de volonté admirable, donna rapidement à sa troupe la force nécessaire pour vivre, durer, s’imposer à la tutelle royale et devenir une institution d’état. On cite d’habitude, pour marquer la nature de ses rapports avec ses comédiens, une phrase du registre de La Grange : « Tous les acteurs aimoient le sieur Molière, leur chef, qui joignoit à un mérite et à une capacité extraordinaire une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu’ils vouloient courir sa fortune et qu’ils ne le quitteraient jamais, quelque proposition qu’on leur fit et quelque avantage qu’ils pussent trouver ailleurs. » Ceci se rapporte à l’expulsion de la troupe du Petit-Bourbon, et il se peut bien, en effet,