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les unes des autres, ces injures mêmes laissent échapper un involontaire aveu d’excellence, d’autant plus qu’à côté de ces témoignages haineux s’en trouvent quelques autres, plus favorables sans l’être tout à fait, et, par cela même, d’autant plus sûrs. De l’ensemble il résulte que Molière fut un acteur comique des plus complets, à la fois laborieux et inspiré, devant beaucoup à la nature, encore plus à l’art, par-dessus tout interprète admirable de ses propres œuvres. Il parlait d’abord avec une volubilité excessive ; des efforts qu’il fit pour la dominer, il lui resta une sorte de « hoquet ou de tic de gorge. » Au demeurant, il faisait de sa personne tout ce qu’il voulait. Le médecin Jean Bernier, d’ailleurs fort en colère contre lui, ne peut s’empêcher de dire : « Il étoit encore meilleur acteur que bon auteur ; il avoit, comme on dit, son visage dans ses mains. » De Visé est encore plus explicite : « Il étoit tout comédien, depuis les pieds jusqu’à la tête ; il sembloit qu’il eût plusieurs voix ; tout parloit en lui, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête, il faisoit concevoir plus de choses que le plus grand parleur n’auroit pu dire en une heure. » À ces qualités supérieures il joignait des talens qui, de nos jours, feraient la fortune de plusieurs acteurs. On devine bien, par l’Impromptu de Versailles, qu’il avait un grand talent d’imitation ; il le poussait très loin, puisque, pour contrefaire le gros Montfleury, a il soufflait, il écumait, il avait trouvé le secret de rendre son visage bouffi. » Mais il ne dédaignait pas jusqu’à ce comique de pantomime et de cirque, qui consiste tout entier en grimaces, contorsions et cris bizarres ; on peut en juger par ces quelques scènes de la Princesse d’Élide, où l’imitation de l’écho, la scène de l’ours, la leçon de chant représentent le plus haut degré de la bouffonnerie sur le théâtre. Avec quelques autres passages de ses œuvres, elles expliquent le reproche que lui adressaient quelques délicats d’être un peu « grimacier. » Le souvenir de ses plus grands succès se rattache, du reste, à ses rôles bouffons, très en dehors ; il faut lire, dans Élomire hypocondre, la description de la manière dont il jouait le héros de Sganarelle et Mascarille de l’Étourdi. Il s’y incarnait si bien que ces deux noms furent quelque temps des sobriquets acceptés par le public et sous lesquels amis et ennemis le désignaient communément. Pour ses grands rôles, Arnolphe, Alceste, Harpagon, Sosie, M. Jourdain, Argan, on regrette de n’avoir que les banales formules d’admiration prodiguées par Loret ou Robinet, mais elles sont enthousiastes et traduisent visiblement le cri public.

Il avait recueilli, en effet, tout ce que la tradition comique devait aux Français et aux Italiens et il la joignait aux créations personnelles de son génie. Dans sa jeunesse, il avait vu jouer le trio de l’Hôtel de Bourgogne, Gautier-Garguille, Gros-Guillaume et