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diction tragique, Molière, comme il arrive d’habitude aux comédiens, faisait la théorie de son talent et proposait comme modèle les qualités qu’il avait ou croyait avoir.

S’il ne ménageait pas les railleries à ses rivaux, ceux-ci les lui rendaient avec usure. Il y a, dans l’Impromptu de l’hôtel de Condé, un portrait de Molière tragédien où se trouve certainement une part de vérité. Tous les traits essentiels qui y sont tournés en ridicule, le nez en l’air, les yeux égarés, l’épaule en avant, « la tête sur le dos, la perruque plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence, » tout cela se reconnaît dans le portrait de la Comédie-Française, d’autant plus aisément que le peintre et le satirique ont tous deux représenté leur modèle dans César, de la Mort de Pompée. Erreur qui est bien d’un comédien, Molière avait choisi pour se faire peindre celui de ses rôles où il était le plus contestable, mais qui, par son éclat extérieur, ses effets de costume et d’attitude, l’illustration du personnage, flattait le plus son amour-propre. Chalussay ne pouvait manquer de reprendre la thèse de Montfleury ; il répète donc les mêmes railleries, et, par surcroit, se moque avec assez de verve de l’obstination malheureuse de son ennemi à faire les amoureux tragiques :


… Si tu le voyois quand tu veux contrefaire
Un amant dédaigné qui s’efforce de plaire ;
Si tu voyois les yeux hagards et de travers,
Ta grande bouche ouverte, en prononçant un vers,
Et ton col renversé sur tes larges épaules ! ..


Et il le renvoie brutalement à sa destination naturelle, qui est de « faquiniser. » On remarquera que, dans tous les renseignemens qui nous parviennent de la sorte sur Molière tragédien, il n’est rien dit de cette simplicité qu’il recommandait. Au contraire, on lui reproche, à lui aussi, d’être emphatique, criard et tendu ; cela prouverait que la simplicité tragique est, comme je le viens de dire, chose assez contestable, puisque celui-là même qui en faisait profession cédait malgré lui à la nature du genre et s’efforçait inutilement de se guinder à sa hauteur.

Le résultat de ces échecs fut pour Molière ce qu’il est d’habitude : beaucoup d’aigreur contre la tragédie, jointe au désir d’aborder de biais un genre pour lequel il persistait à se croire fait. C’est une double infirmité de notre nature, d’abord de ne pouvoir prendre notre parti de nos défauts, et aussi de déprécier ce qu’ils nous interdisent ; mais, au théâtre surtout, le Renard et les Raisins sont une vérité. Lorsque, dans la Critique de l’École des femmes, il instituait son fameux parallèle entre la comédie et la tragédie, il y avait pas mal de rancune dans le dédain qu’il affectait pour celle-ci.