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qui n’était plus la sienne au moment où il écrivait sa pièce, mais par laquelle il avait peut-être passé, l’hypocondrie confiante et docile. En ce cas, il se serait vengé de sa crédulité d’autrefois en la raillant. Les conjectures tirées de ses œuvres sont fortifiées par un pamphlet contemporain, très haineux, très violent, mais très bien informé. Je veux parler de cet Elomire hypocondre, ou les Médecins vengés, publié en 1670 par Le Boulanger de Chalussay. Le titre de l’ouvrage est déjà un renseignement, et l’on aurait d’autant plus tort de le négliger que, pour le reste, l’auteur se contente d’amplifier et d’enlaidir des faits vrais. Sur le point particulier qui nous occupe, il ne fait, somme toute, que répéter en le grossissant ce que Molière dit lui-même ; si je ne l’analyse pas en détail, c’est que, ce faisant, je serais obligé de répéter ce que j’ai déjà dit d’après Molière lui-même et de raconter la même histoire : maladie, convalescence relative, rechute, irritation du malade, consultation demandée aux médecins en renom, recours aux spécialistes et enfin aux opérateurs du Pont-Neuf, l’Orviétan et Bary ; comme conséquence, idées fixes, caractère aigri, enfin hypocondrie défiante.

Je viens, pour un simple lettré, de « toucher une étrange matière. » Les aliénistes reconnaissent eux-mêmes, et nous prouvent à l’occasion, qu’il est souvent malaisé de constater sur un vivant certains états d’esprit ; à plus forte raison est-il dangereux à un profane, sans autres moyens d’information que des rapprochemens littéraires et un pamphlet, de mener à bien pareille enquête sur un homme mort depuis plus de deux siècles. Je m’y suis risqué, cependant, mais après avoir demandé l’avis de personnes très compétentes ; je n’ai guère fait que développer leur sentiment, et je leur en rapporterais volontiers la responsabilité si elles ne désiraient garder l’anonyme. Les médecins du XVIIe siècle n’avaient point pardonné à Molière ses rudes attaques, et il paraît bien qu’ils se vengèrent en le laissant « crever » sans secours. Mais c’étaient des fanatiques et des sots ; ceux de nos jours, hommes d’esprit doucement sceptiques, ne lui gardent, disent-ils, aucune rancune d’avoir si mal traité leurs devanciers. Pourtant seraient-ils insensibles à l’attrait de la savoureuse vengeance qui consisterait à le représenter comme légèrement fou ? Je ne puis croire à tant de malice et je me décide à donner leur théorie pour ce qu’elle vaut.


V

S’il fallait en croire deux propos rapportés par Grimarest, il y aurait en désaccord entre les goûts de Molière et la carrière qu’il suivait : « Ne me plaignez-vous pas, disait-il un jour à Mignard et