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avait, dans la société polie et à la cour, beaucoup d’athées, et « de toutes sortes d’athées, » selon Nicole; les uns s’en tenant au scepticisme, les autres allant jusqu’à la négation formelle; les uns conservant du christianisme la discipline morale ou mêlant aux pratiques épicuriennes une certaine dose d’esprit stoïcien, les autres débauchés sans scrupules ou même renouvelant les infamies contre nature de l’antiquité ; tous, du reste, également odieux au roi, pour leur indépendance d’esprit ou la licence de leurs mœurs. De ce groupe, encore prudent et caché, sortiront les roués de la régence, lorsque l’affaiblissement général des croyances et l’exemple venu de haut permettront à la dépravation de tout oser. En personnifiant dans le héros de Don Juan l’athée et le débauché, Molière espérait à la fois plaire à Louis XIV et désarmer les vrais dévots. Mais, entraîné par sa rancune, et aussi par la logique du sujet, il fit de Don Juan un hypocrite et lui mit dans la bouche la grande tirade du cinquième acte. Il ne réussit donc qu’à joindre de nouveaux ennemis à ceux qu’il avait déjà ; en vain faisait-il défendre la foi religieuse par Sganarelle, de même qu’il avait confié à Cléante la défense de la vraie dévotion : on trouvait que c’était là un avocat sans autorité ou même assez compromettant.

Dévots vrais ou faux ne s’y trompèrent pas, et les adversaires de Tartufe furent aussi ceux de Don Juan. Un sieur de Rochemont se montra plus haineux encore et plus perfide que Montfleury et de Visé, quoique en meilleur style : « c’est trahir visiblement la cause de Dieu, s’écriait-il, de se taire dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée ; où la foi est exposée aux insultes d’un bouffon qui fait commerce de ses mystères et qui en prostitue la sainteté ; où un athée, foudroyé en apparence, foudroie, en effet, et renverse tous les fondemens de la religion, à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien, sous le règne du plus grand et du plus religieux monarque du monde. » Lui aussi invoquait le bras séculier contre le sacrilège et demandait sa mort avec un grand luxe d’érudition historique : « Auguste fit mourir un bouffon qui avoit fait raillerie de Jupiter et défendit aux femmes d’assister à ses comédies, plus modestes que celles de Molière; Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournoient en dérision nos cérémonies ; et néanmoins cela n’approche point de l’emportement qui paroît en cette pièce ; et il seroit difficile d’ajouter quelque chose à tant de crimes dont elle est remplie. » Il terminait en adressant au roi un appel qui ressemblait à une menace : « Nous avons tout sujet d’espérer que ce même bras, qui est l’appui de la religion, abattra tout à fait ce monstre et confondra à jamais son insolence. L’injure qui est faite à Dieu rejaillit sur la face des rois,