Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/819

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coulisse et riait aux éclats le jour où Molière, jouant le rôle de Sancho et attendant sur l’âne de rigueur le moment de paraître, fut obligé de brusquer son entrée, emporté par l’âne, qui savait mal son rôle. La première surtout de ces deux anecdotes a fait fortune ; outre qu’elle peut, comme l’a prouvé Alfred de Musset, être un thème à beaux vers, que, surtout, elle se prête à des considérations de haute littérature[1], elle donne lieu d’admirer l’attachement de Molière pour ses vieux domestiques et la familiarité, pleine de bonhomie, dans laquelle il vivait avec eux. Remarquons, cependant, qu’il y eut chez lui plusieurs La Forest successives, dont l’une, de son vrai nom Louise Lefebvre, mourut en 1668 ; suivant un usage qui n’est pas perdu, lorsqu’il changeait de cuisinière, il donnait à la nouvelle le nom de l’ancienne. Il est donc probable que celle dont il se servait pour faire l’épreuve de ses pièces devait moins cet honneur à l’ancienneté de ses services et à l’affection de son maître qu’à un don de nature pour sentir le comique ; comme tant d’autres choses, Molière l’employait au bien de son art. Quant à Provençal, il avait quelque mérite à le garder, car c’était un lourdaud, d’intelligence rudimentaire. Au demeurant, Grimarest nous montre le poète fort impatient, fort exigeant, et cela avec une précision si détaillée, qu’il est bien difficile de ne pas le croire. Un jour que Provençal chaussait obstinément son maître à l’envers, il recevait un coup de pied qui l’étendait par terre ; ce maître « étoit l’homme du monde qui se fesoit le plus servir ; il falloit l’habiller comme un grand seigneur, et il n’auroit pas arrangé les plis de sa cravate ; il étoit incommode par son exactitude et par son arrangement ; il n’y avoit personne, quelque attention qu’il eût, qui y pût répondre : une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant qu’il l’eût ordonné le mettoit en convulsion ; il étoit petit dans ces occasions. Si on lui avoit dérangé un livre, c’en étoit assez pour qu’il ne travaillât de quinze jours. Il y avoit peu de domestiques qu’il ne trouvât en défaut, et la vieille servante La Forest y étoit prise aussi souvent que les autres, quoiqu’elle dût être accoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeoit de tout le monde. Et même, il étoit prévenu que c’étoit une vertu ; de sorte que celui de ses amis qui étoit le plus régulier et le plus arrangé étoit celui qu’il estimoit le plus. » Là-dessus, un honnête biographe s’étonne et s’indigne ; avec J.-B. Rousseau, il y voit « trop ouvertement le dessein de déshonorer Molière, » et il oppose à

  1. Et aussi à la peinture anecdotique : sans parler des estampes, il y a, au moins, trois tableaux sur ce sujet, par Horace Vernet, Bugnet, M. Hillemacher. On a même pu voir, au Salon de cette année, un groupe en plâtre, par M. Carlus, de Molière et sa servante. Ceci passe la mesure ; voyez, à ce propos, les réflexions judicieuses de M. George Lafenestre dans la Revue du 1er juillet.