Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/810

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contraire de certains fanatiques, ne le mettoit pas au rang des impies et des scélérats, quoiqu’il fût excommunié. » Ce digne bailli nous fait entrevoir un coin de la vieille France, où l’on vivait largement, avec bonne humeur, sans rigorisme, heureux de saisir les occasions trop rares de plaisir relevé. Le Roman comique ne nous donne que la caricature de ces bons bourgeois accueillant des comédiens de passage ; le même tableau est indiqué d’une touche plus vraie par le biographe du bailli-académicien. Plus tard, à Paris, Molière a des amis de toute sorte et dans tous les mondes. D’abord Chapelle, l’incorrigible épicurien, qui l’emmène, naturellement, dans un des nombreux cabarets où lui-même a ses hantises, A la Croix de Lorraine, avec le comte de Lignon, l’abbé du Broussin, des Barreaux, plusieurs autres ; et l’on boit si bien qu’à la sortie, entre chien et loup, on chante en chœur, Molière plus fort que les autres, car il est « en goguettes. » Cette liaison dura longtemps, très cordiale de part et d’autre. Molière eut bien à se défendre contre un accès de vanité de Chapelle, qui allait répétant que lui, Chapelle, avait fait le meilleur des Fâcheux ; il dut souvent chapitrer son ami, pour lequel les parties de débauche n’étaient point des accidens, mais une règle de conduite. Malgré tout, il n’y eut entre eux ni brouille ni refroidissement : lorsque Chapelle quittait Paris pour aller passer quelques jours chez des amis de campagne, il envoyait à Molière d’excellens pâtés, fabriqués exprès pour lui ; dans l’occasion, il se montrait sérieux et de bon conseil : c’est à Chapelle que le mari d’Armande confie ses peines ; c’est Chapelle qui décide les deux époux, quelque temps séparés, à reprendre la vie commune.

Aux « parties » de la Croix de Lorraine, Molière préférait sans doute ces réunions, moins nombreuses et plus calmes, où se trouvaient, avec lui, Boileau, Racine et La Fontaine. Les quatre poètes avaient de bonne heure cédé au penchant qui, de tout temps, a porté les écrivains et les artistes à se chercher. Boileau loua donc, rue du Vieux-Colombier, un appartement où ils se réunissaient jusqu’à trois fois par semaine, pour converser à loisir. Depuis qu’une exacte critique a examiné de près les allusions contenues dans le début des Amours de Psyché[1], on regrette de ne pouvoir plus reconnaître Molière parmi les quatre amis qui s’en vont écouter, dans les jardins de Versailles, la lecture du poème nouveau ; mais rien ne s’oppose à ce que l’on applique toujours aux réunions tenues chez Boileau ce que dit La Fontaine de « l’espèce de société » qui unissait les promeneurs de Versailles. On sait dans quelles circonstances, au mois de décembre 1685, Molière et Racine

  1. Louis Moland, édition des Œuvres complètes de La Fontaine, t. VI et VII.