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sur ma boutique, dans la posture d’un homme qui rêve. Il avoit les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles ; il paraissoit attentif à leurs discours, et il sembloit par le mouvement de ses yeux qu’il regardoit jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disoient pas ; je crois même qu’il avoit des tablettes, et qu’à la faveur de son manteau, il a écrit, sans être aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable. — Peut-être, fait observer un des interlocuteurs, peut-être que c’étoit un crayon, et qu’il dessinoit leurs grimaces, pour les faire représenter au naturel sur son théâtre. — S’il ne les a dessinées sur ses tablettes, reprend l’autre, je ne doute point qu’il ne les ait imprimées dans son imagination. C’est un dangereux personnage ; il y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais l’on peut dire de lui qu’il ne va point sans ses yeux ni sans ses oreilles. » Malgré l’intention satirique du morceau, malgré le sens haineux de la phrase finale, où Molière est comparé aux voleurs qu’il faut surveiller, l’original ainsi vu par l’auteur de Zélinde avait tant de relief qu’il a suffi de le crayonner d’une main assez lourde pour tracer un croquis où éclate la vérité.

J’ai déjà dit quelles étroites relations Molière entretenait avec sa famille depuis son retour à Paris et ce qu’il prit à ce milieu bourgeois. Pour deviner son attitude à la cour, il n’y a qu’à feuilleter ses pièces, à relire surtout le Remercîment au roi. Au milieu de la troupe dorée des courtisans, qui bruit et papillonne, il dissimule ses inséparables tablettes, dessine ou prend des notes, d’après le marquis qui peigne sa perruque en grondant une petite chanson ; il saisit au vol la dispute de deux fats qui se renvoient mutuellement aux comédies de Molière. Dans les « visites » de sa troupe chez les grands seigneurs, il observe les manières, les airs, les façons de dire de la noble assemblée ; avant et après la représentation, tandis qu’il reçoit ordres ou complimens avec la docilité et la modestie obligées, il observe encore. Cela ne lui suffit pas ; il veut connaître ses modèles de façon plus intime. Il accepte donc leurs invitations, car, à cette époque déjà, l’on est très friand dans le beau monde de voir de près les hommes de lettres et les corné liens. Sur ce point, l’auteur de Zélinde nous renseigne encore : « À peine les personnes dont je vous viens de parler étoient-elles sorties, que j’ai ouï la voix d’un homme qui crioit à son cocher d’arrêter, et le maître, qui paraissoit un homme de robe, a crié à Elomire : « Il faut que vous veniez aujourd’hui dîner avec moi ; il y a bien à profiter : je traite trois ou quatre turlupins, et je suis assuré que vous ne vous en retournerez pas sans remporter des sujets pour deux ou trois comédies. » Elomire est monté en carrosse sans se faire prier. Il n’est donc pas jusqu’à la société parlementaire, toute sérieuse et