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élimination devenait indispensable et naturellement tombait à ma charge. Je l’entrepris fort à contre-cœur, dans l’intention bien sincère de la réduire aux strictes limites de la prudence et des convenances, en maintenant sur pied tous les gens de métier, toutes les têtes à perruques, tous les plumitifs dont la profession et la propension est de dépouiller les dossiers et d’entretenir, si j’ose ainsi parler, le pot-au-feu des affaires courantes.

Mais ce fut là ma première bataille. Autant de titulaires maintenus, autant de retranché sur les vacances à pourvoir ; les sièges au conseil d’état étant réputés de friands morceaux, chacun de mes confrères au ministère avait sa clientèle de prétendans, desquels chacun avait, pour son compte, des raisons à faire valoir contre l’un ou l’autre de ceux que j’entendais maintenir, raisons sinon plus solides, du moins plus spécieuses que les miennes ; l’équité, la modération, le ménagement des droits acquis et des positions faites n’ayant guère beau jeu en révolution. Je fus donc souvent ou, pour tout dire, habituellement battu sur ce terrain, dans l’intérieur du cabinet, et qui prendra la peine de jeter les yeux sur la liste des conseillers et des maîtres des requêtes évincés, c’est-à-dire, selon la formule d’usage, admis à faire valoir leurs droits à la retraite, ne s’étonnera guère du peu de succès de ma résistance.

J’y perdis plusieurs auxiliaires dont le savoir, le bon sens et l’expérience m’auraient été très précieux. J’y perdis surtout un ami qui m’était très cher et pour lequel je rendis un combat désespéré, M. Victor Masson, l’un des auteurs et le principal de cette excellente comptabilité française dont M. Mollien avait, en son temps, posé les premiers fondemens. J’y avais travaillé avec M. Masson en simple amateur. C’était, en administration, en finance, en économie publique, un esprit supérieur. Il avait été, sous M. de Villèle, le rapporteur de la loi sur la conversion des rentes ; c’était là ce dont on lui faisait crime. J’avais espéré que M. Laffitte, l’un des inspirateurs, comme on sait, de cette malencontreuse mesure, me soutiendrait dans la défense de son défenseur ; mais il lâcha pied des premiers : quand il me fallut instruire mon pauvre ami de notre commune déconvenue, je vis couler de grosses larmes sur ses joues amaigries par l’âge et le travail ; mes propres yeux n’étaient pas bien secs et, pour peu de chose, j’aurais jeté là le fardeau dont je m’étais laissé embâter.

Je pris ma revanche à la formation du nouveau conseil, il s’entend, à la nouvelle répartition des titulaires maintenus et au choix des nouveaux appelés, et je déclarai formellement à mes collègues, en présence du roi, que, s’ils entendaient m’imposer leurs créatures et peupler l’administration, au premier chef, de novices ou de