Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/786

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour l’assister dans ce coup de tête, le roi n’avait guère que M. Guizot, qui portait tout le poids du jour et de l’œuvre, en qualité de ministre de l’intérieur, et moi, pauvre duc bien compromis en cette qualité et suspect à plus d’un titre.

Le plus récalcitrant d’entre nous était M. Molé, mais par des raisons personnelles, et tout autres que celles des autres. M. Molé voyait clairement, avec sa sagacité naturelle, et peut-être n’en fallait-il pas tant pour cela, que le foyer des affaires une fois placé à Londres, sous la coupe de M. de Talleyrand, tout se ferait directement entre un si gros bonnet et le roi, sauf à se débattre de notre côté, dans un conciliabule secret entre le roi, Mme Adélaïde, sa sœur, et le général Sébastiani, confident de l’un et de l’autre. Être ministre in partibus ne convenait certainement pas à un homme de la position et de la portée de M. Molé. Aussi travaillait-il de tout cœur à éloigner de lui ce dégoût, argumentant à la Dupin, par des raisons de coin de rue ; mais quand nous étions tête à tête, il s’ouvrait à moi d’autant plus volontiers qu’il me devait, ainsi qu’on l’a vu, ce poste qu’il craignait de trouver plus apparent que réel. Mais à cela je ne pouvais rien ; je ne pouvais que lui raconter ce qui m’avait été dit, à mon entrée dans le monde, par un vieillard plein de finesse et d’expérience, bien connu en ce temps-là, M. de Sainte-Foix : « Souvenez-vous qu’on ne doit jamais se mêler des affaires humaines, pas même des siennes propres, si l’on ne sait pas passer un mauvais quart d’heure. » Au demeurant, ajoutais-je, le mauvais quart d’heure n’est pas pour vous seul, et ne tient pas à tel ou tel choix ; il ne s’agit ici pour aucun de nous d’acquérir de la réputation ni de faire preuve d’habileté, mais de tenir la position le temps suffisant ; nous ne sommes qu’un sac à terre, comme disent les sapeurs ; nous ne faisons que boucher un trou qui, sans nous, resterait béant, et par où tout passerait ; nous faisons, tant bien que mal, le fit de nos successeurs, et puissent-ils l’occuper bientôt !

Mes consolations ne consolaient guère mon interlocuteur ; mais comme il avait de la raison, il entendit raison provisoirement. J’agis aussi, plus ou moins, sur nos patriotes, en leur faisant de petits plaisirs, aux dépens de nos pauvres affaires ; en leur cédant sur des points que j’aurais été bien tenté de défendre, sur des emplois et des employés qu’il était dans mon intention et jusqu’à un certain point de mon devoir de protéger contre les exigences de la réaction. Dieu nous jugera dans sa justice et dans sa miséricorde, a dit M. Royer-Collard, en excusant certains actes auxquels avaient été réduits les plus gens de bien en 1793. Bref, M. de Talleyrand devint notre ambassadeur ; j’y laissai quelques plumes, et ce