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dit, et, selon toute apparence, l’objet de ce choix le savait, sans avoir eu, comme moi, besoin de deviner. Au fond, le roi avait raison. L’Angleterre était la puissance qui nous voulait du bien pour tout de bon, la seule sur laquelle nous eussions, à certain degré, raison de compter. Le mouvement libéral imprimé en 1827 à la politique britannique par M. Canning ne s’était pas éteint avec cet homme d’état enlevé trop tôt à la bonne cause ; ce mouvement traversait depuis trois ans la réaction tory (la réaction Wellington-Peel) entravée, ou, si l’on veut, enrayée plutôt que suspendue. La réforme continuait à gagner du terrain dans l’opposition, et les réformes dans le ministère lui-même. Nous avions auprès de l’un et de l’autre le double mérite de la justice et du succès. C’était par conséquent à Londres que nous devions chercher et que nous pouvions trouver un point d’appui contre le mauvais vouloir ostensible, ou la bienveillance suspecte des autres gouvernemens, d’autant que Londres était, pour le moment, grâce à l’intervention de l’Europe dans les affaires d’Orient, le centre, le foyer de la politique européenne.

Mais, pour tirer parti de ces avantages, il fallait du coup d’œil, de la mesure et de l’aplomb ; il y fallait un homme de tête et de poids, et un homme reconnu pour tel. Un bon révolutionnaire de 1830, fût-il de ce côté-ci de la Manche orateur en vogue, banquier de haute volée, ou vétéran de la grande armée (c’étaient à peu près là nos illustres), aurait, selon toute apparence, fait sonner bien haut ses lieux-communs de tribune, sa gloriole de garde nationale, ou ses rancunes de Waterloo. S’il s’était par trop émancipé en démonstrations populaires, il aurait perdu bientôt tout crédit auprès d’un ministère tory encore sur pied, sans en acquérir d’avance sur un prochain ministère whig, lord Grey n’étant pas plus que lord Wellington homme à s’en laisser remontrer par un parvenu nouveau venu ; et, si, ce qui ne pouvait guère manquer d’arriver, ce patriote de fraîche date avait fait mine de se mêler un peu des affaires d’autrui, d’approuver ou de blâmer, à Londres, ceci ou cela, de prendre parti pour ou contre celui-là ou celui-ci, le tolle aurait été universel et le poste serait devenu intenable.

Pour bien faire, il nous fallait au contraire tenir haut notre drapeau sans l’étaler, prendre séance au corps diplomatique sans affecter d’en forcer l’entrée, désarmer la méfiance sans la braver, et répondre aux bons procédés sans rechercher la protection. La tâche était ardue et délicate, il y allait de notre avenir ; de la position que nous prendrions en Angleterre dépendait celle qui nous serait acquise en tout pays de sainte-alliance, c’est-à-dire auprès des principaux cabinets du continent.