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la chronologie ; ils ont vu et présenté les choses dans un tableau d’ensemble, facile à embrasser d’un coup d’œil, pour le lecteur comme pour eux-mêmes. On dirait, à les entendre, que, du jour où le roi vit le poète-comédien, il se fit une opinion, s’y tint et y conforma tous ses actes. Il est rare, cependant, que, dans les relations de tout genre, les choses se passent ainsi. Le temps et les circonstances, plutôt qu’un sentiment spontané, leur impriment peu à peu un caractère qu’elles ne sauraient avoir dès le premier jour. Entre le Molière débutant au Louvre par la représentation d’une tragédie où il ne fut sans doute pas très bon, jointe à une petite farce qui n’était pas le dernier mot du génie. Comique, et celui qui meurt après quinze années de fréquentation à la cour et dix chefs-d’œuvre, il y a une grande différence, comme aussi entre le Molière qui écrit docilement des divertissemens à la Benserade et celui qui insiste pour faire jouer Tartufe. Et que de choses, très opposées, réunies dans le même homme ! Il est un de ces « valets intérieurs, » dont par le Saint-Simon, parmi lesquels le roi « se communiquoit le plus particulièrement,» mais il est aussi comédien, ce qui fait de lui un être à part dans une société très régulière; non pas acteur tragique, ce qui revêt un homme d’une certaine majesté, mais comique, souvent bouffon ; enfin, il est écrivain, et très en vue. De là par la nature des choses, toute une gradation et bien des nuances dans la faveur que put lui témoigner Louis XIV, surtout si l’on se rappelle ce que dit le même Saint-Simon de la manière dont le roi savait marquer et proportionner sa faveur : « Il rendit tout précieux par le choix et la majesté, à qui la rareté et la brièveté de ses paroles ajoutoit beaucoup. Il en étoit de même de toutes les attentions et les distinctions, et des préférences qu’il donnoit dans leurs proportions. » Jamais homme ne se conduisit en cela d’une manière « si fort mesurée, si fort par degrés, ni qui distinguât mieux le mérite, le rang, » en un mot, tous les « étages divers. » Il est donc nécessaire d’observer comme lui ces « degrés » et ces « étages. »

Au point de vue chronologique, d’abord, on distingue aisément dans la carrière de Molière trois périodes de faveur: l’une de préparation, entre les Précieuses ridicules et la Critique de l’École des femmes, l’autre d’apogée entre l’Impromptu de Versailles et la Comtesse d’Escarbagnas, la troisième de déclin entre les Femmes savantes et le Malade imaginaire. On sait comment les choses se passèrent au début. En arrivant à Paris, Molière, adopté par Monsieur, obtient de paraître devant la cour, et, le 24 octobre 1658, il représente au Louvre Nicomède, avec le Docteur amoureux, une de ces farces à l’italienne dont il avait si longtemps « régalé