Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rayonnement d’une beauté de nature plus élevée les enveloppe et elles expriment une sagesse devant laquelle toute autre sagesse doit se taire. Car la bonté du cœur est une propriété transcendante, elle appartient à un ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie, et elle est incommensurable par rapport à n’importe quelle perfection. Quand elle habite un cœur, elle l’ouvre si largement qu’il embrasse le monde, tout y pénètre et rien n’en est exclu, car il identifie tous les êtres avec le sien et il communique envers les autres cette indulgence intime dont chacun n’use habituellement qu’envers soi-même. — Auprès de cela que pèsent esprit et génie, que vaut un Bacon de Verulam ? » Qu’il y ait un autre Schopenhauer, je le veux bien ; mordant et cynique, je l’ai déjà dit ; celui de l’Essai sur les femmes, par exemple et celui de la petite dissertation sur l’Honneur féminin, j’y consens bien encore ; mais celui-ci aussi existe qui a écrit cette page, et, pour n’être pas le Schopenhauer de tous les jours, il n’en est pas cependant moins vrai. Car je me suis efforcé de le montrer un peu plus haut, comme cette belle page résume l’enseignement moral de tout pessimisme, de même elle est la conclusion nécessaire du système de Schopenhauer. Et je ne disconviens pas qu’il y manque peut-être quelques traits de l’homme, et des plus accentués, mais le philosophe y est assurément tout entier. En connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus pure et qui, sur une vue plus originale du monde, ait fondé un plus sévère, et, pour tout dire, un plus noble enseignement ?

Il y aurait encore bien des choses à signaler dans ces deux gros volumes. Mais la place dont je dispose n’y saurait aujourd’hui suffire ; et plutôt que d’abréger, j’aime mieux terminer par une ou deux observations plus générales.

Le succès quasi posthume de la philosophie de Schopenhauer a donné le signal en Allemagne d’une renaissance de l’idéalisme. Le caractère essentiel et nouveau de cet idéalisme, on l’a vu, c’est d’être pour la première fois, dans l’histoire, appuyé sur l’expérience ou, pour mieux dire encore, d’en être sorti tout entier. Ce que n’avaient pu faire Auguste Comte en France, ni Stuart Mill en Angleterre, Schopenhauer l’a fait : il a rompu les dernières attaches qui retenaient encore la métaphysique dans les régions du transcendantalisme. Mais, de plus, et ce que personne avant lui n’eût cru possible sans dépasser la sphère de l’expérience, il a remis la métaphysique en honneur, et cette métaphysique est une métaphysique idéaliste. Cependant, et dans un temps où les progrès du matérialisme devraient alarmer tous les philosophes, et d’autres hommes aussi peut-être que les philosophes, comme si l’on ne voyait pas l’originalité du système, on a préféré s’égayer, dans Schopenhauer, aux dépens du pessimiste et prendre parti contre lui pour le matérialisme, en essayant de prouver qu’il est bon d’être au monde et meilleur d’y rester.