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démontré, n’est déterminée en toute occasion que par le vouloir-vivre, aucune règle, aucun précepte, aucun impératif n’en saurait changer la nature ; et puisque d’autre part nous ne pouvons exactement que ce que nous voulons, l’idée seule du libre arbitre est une idée contradictoire. On ne se demande pas sans quelque inquiétude ce qu’il peut advenir d’une morale fondée sur de telles prémisses, et l’on s’étonne d’abord, qu’ayant débuté par ces deux assertions, la morale ait tant exercé la pensée de Schopenhauer. Mais il faut creuser plus profondément, et voici ce que l’on discerne. En premier lieu, et à prendre le mot dans son sens ordinaire, il est au moins une liberté dont le plus rigoureux déterminisme nous permet toujours l’usage : c’est celle qui consiste, en contraignant nos pensées par une certaine discipline, à purifier en quelque sorte d’avance les mobiles ou les motifs de nos déterminations futures : « La roue agitée par le cours d’une rivière, dit un illustre théologien, va toujours, mais elle n’emporte que les eaux qu’elle trouve en Bon chemin ; si elles sont pures, elle ne portera rien que de pur… Ainsi, si notre mémoire se remplit de pures idées, la circonvolution pour ainsi dire de notre imagination agitée ne puisera dans ce fonds et ne nous ramènera que des idées saintes. » Je suis bien aise, comme j’appelais tout à l’heure Pascal au secours de Schopenhauer, de pouvoir ici lui prêter l’appui de Bossuet. Nous ne sommes pas libres, dans un cas donné, de prendre indifféremment l’un ou l’autre parti, mais nous étions libres, par une longue accoutumance, de substituer en nous les motifs qui nous eussent décidé pour le bon au lieu de ceux qui nous ont incliné vers le pire. En d’autres termes encore, il ne dépend pas de nous, au moment où je parle, d’être autres que nous ne sommes, et différens de nous-mêmes, mais nous l’eussions pu, si, connaissant plus tôt la nature de la vraie liberté, laquelle consiste uniquement à réaliser la justice, et non pas à nous « promener d’une passion à l’autre, » nous y eussions travaillé constamment.

Cette considération nous élève n une plus haute. Ce qui détermine en effet ou ce qui nécessite la volonté, c’est qu’elle est engagée dans le monde, c’est que ses actes sont eux-mêmes autant de phénomènes et, comme tous les phénomènes, puisque c’en est ici la définition même, rigoureusement conditionnés. Mais diminuons, retranchons, anéantissons en nous le vouloir-vivre, supprimons les passions, mortifions les désirs et, sans tomber pour cela dans les pratiques de l’ascétisme, tirons-nous hors de la nature, et voilà qu’insensiblement la volonté, dégagée des liens qui la captivaient, revient à son essence ; et la justice, la charité, l’esprit de sacrifice triomphent de l’égoïsme ; et, en « mourant au monde, » nous naissons à un nouvel être. Ainsi s’établit une morale supérieure sur les ruines de la morale vulgaire, infectée d’eudémonisme ou d’utilitarisme, et dont tout l’édifice, quand on en sonde les derniers fondemens, se trouve reposer sur cette illusion que