Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du More, il n’importe à Desdémone que l’avenir lui réserve les plus cruelles souffrances, ou la mort même des mains d’Othello : elle ne suit pas l’impulsion de son cœur, mais celle de la nature. Pareillement, et quoi qu’ils en pensent, de quelque égoïste illusion qu’ils se flattent ou se dupent eux-mêmes, ce n’est pas pour eux, pour être heureux, qu’ils aiment, les Roméo, les don Juan, les Lovelace, et leur félicite serait précisément de n’avoir jamais rencontré Clarisse ou Juliette. Sans le savoir, mais non sans le vouloir, et au contraire, en le voulant de toutes leurs forces, ils tendent, ou plutôt ils courent vers une fin qui n’est pas la leur. Et c’est ce qui explique l’indulgence que nous avons pour eux ; la pitié que nous témoignons aux victimes, non-seulement aux victimes, mais aux criminels d’amour ; l’intérêt passionné que nous prenons, vraies ou fausses, aux récits de leurs aventures, dans le roman ou dans la vie. C’est ce qui explique aussi leur réelle grandeur et ce qui les consacre de tout temps aux chants des poètes : ils n’aiment pas pour eux, ils ne poursuivent pas la satisfaction d’un désir égoïste, et la vie même de l’humanité est en quelque sorte impliquée dans le succès de leurs entreprises. Irrationnelles et inintelligibles du point de vue de l’individu, les passions de l’amour cessent de l’être du point de vue de l’espèce. Même on ne les entend que de ce point de vue. Et si Schopenhauer a donné le premier la théorie des passions de l’amour, c’est que sa théorie du Primat de la volonté, substituée dans les droits de la théorie de l’homme-intelligence, pouvait seule et peut seule y conduire.

Le lecteur curieux de ce genre de sujets pourra comparer, s’il le veut, ces trente ou quarante pages de Schopenhauer au livre de Stendhal sur l’Amour, si décousu, si prétentieux surtout, avec cela si vide ; au galimatias lyrique et amphigourique du professeur Mantegazza : Fisiologia dell’ amore ; ou encore aux chapitres de Darwin et d’Haeckel sur la même matière, dans la Descendance de l’homme et dans l’Histoire naturelle de la création. S’il est frappé de quelques ressemblances, — attendu que l’on se tromperait sûrement en voulant être trop neuf sur le sujet de l’amour, — il le sera, je crois, bien plus encore des différences qui font la supériorité du philosophe sur ses rivaux. Mais j’ai hâte maintenant de passer à la morale de Schopenhauer, combinaison singulière et puissante de son pessimisme avec sa théorie de la volonté. Il l’a exposée pour la première fois dans le quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation ; il l’a reprise par la base dans ses Opuscules sur le Libre arbitre et sur le Fondement de la morale ; enfin et non content de l’avoir complétée dans ses Complémens, il l’a encore perfectionnée dans ses Parerga et Paralipomena.

Dans son Essai sur le Libre arbitre, il nie le libre arbitre, et, dans son opuscule sur le Fondement de la morale, il nie que la morale ait pour objet de régler la conduite. En effet, puisque la volonté, comme il l’a