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nous, c’est la volonté, la volonté de vivre, « aussi inséparable de la vie que l’ombre l’est du corps, » la volonté perpétuelle, constante, universelle, immuable, indestructible.

C’est à cette conclusion que Schopenhauer, d’une manière assez subtile et d’ailleurs arbitraire, essaie de rattacher son pessimisme. La volonté, dit-il, étant l’essence de l’homme, le vouloir-vivre, étant le principal ou l’unique mobile de la volonté, et le besoin ou le manque, la privation ou la souffrance étant l’âme du vouloir-vivre, il en résulte que la vie, à son tour, n’étant qu’effort n’est que douleur, un mauvais rêve que nous faisons les yeux ouverts, dont les prétendues joies nous rengagent à de nouvelles occasions de souffrir, et quelque chose enfin de si profondément misérable, que l’imagination échauffée des poètes ou l’enfer même des religions n’en a pas pu épuiser la notion. Mais on voit le vice de son raisonnement. Le vouloir-vivre, comme il l’appelle, et conséquemment la volonté dans son essence, ne sont des causes de douleur qu’autant d’abord qu’ils ne peuvent pas atteindre leur objet, car, s’ils l’atteignent, le manque est réparé, le besoin est satisfait, la douleur est transmuée en plaisir ; et, ensuite, qu’autant que cet objet lui-même, cessant d’être un bien du moment qu’on le possède, ne vaut pas la peine d’être poursuivi, ce qui reste à prouver, et ce qui ne se prouve que parle témoignage ou l’expérience de la vie. L’artifice est donc manifeste. A un instant donné de son raisonnement, Schopenhauer introduit dans la notion du vouloir-vivre une ou plusieurs idées qui n’y sont pas implicitement, ni surtout nécessairement contenues ; qu’il a lui-même tirées d’ailleurs : du spectacle du monde et de la connaissance de l’histoire ; et que l’on peut, si l’on le veut, lui permettre d’y introduire, mais que l’on a le droit aussi d’en disjoindre, comme de refuser de les unir ensemble. Le pessimisme de Schopenhauer peut être celui de tout le monde, et sa théorie de la volonté n’est qu’à lui.

On a dit là-dessus, je le sais, qu’en donnant au mot de volonté cette étendue ou cette portée, Schopenhauer en avait méconnu la légitime et véritable acception. Ce qu’il appelle Volonté, l’usage, entre les philosophes, est en effet de le nommer Force ; et même d’opposer la Force, aveugle, inconsciente et fatale, à la Volonté, libre, consciente et intelligente. Oserai-je dire que, si le reproche était juste, je louerais encore Schopenhauer, qui n’a pas négligé d’y répondre, de l’avoir tout de même encouru ? Sous le nom de Liberté, comme cela s’est vu plusieurs fois dans l’histoire, les partis politiques ne réclament d’abord que le droit pour chacun d’eux d’imposer sa tyrannie aux autres ; mais le mot emporte la chose ; et, tôt ou tard, mais immanquablement, il faut bien qu’ils finissent par donner aux hommes ce que les hommes ont entendu qu’on leur promettait sous ce nom. Pareillement, il n’importe pas que la Volonté de Schopenhauer ne soit pas celle des philosophes ; en fait, il a réintégré dans ses droits un pouvoir qui