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de la reine d’Angleterre, pour enraciner à jamais la dynastie des Battenberg dans cette petite principauté transformée par lui en Grande-Bulgarie. On fut bien étonné d’apprendre que quelques-uns de ces soldats qu’il avait conduits à la victoire venaient de le détrôner nuitamment, le pistolet sur la gorge, et de l’expédier à la frontière comme un vil malfaiteur. Dans ces cruelles extrémités, il s’est souvenu de ce qu’il devait à son rang et à son passé ; il ne s’est point abandonné. On l’a vu rentrer dans ses états en triomphateur, s’y faire acclamer par les populations, et, après avoir démontré à la galerie que les Bulgares lui étaient demeurés fidèles, abdiquer volontairement, s’immolant à la paix de l’Europe et à la sûreté de ses sujets. Il n’est pas indifférent de tomber bien ou mal. Le prince Alexandre est bien tombé, et l’accueil que, d’étape en étape, il a reçu tout du long de son voyage, des rives du Danube jusqu’à Darmstadt, lui a prouvé qu’on le considérait comme la victime d’une noire intrigue, comme un prince digne d’un meilleur sort, qui, en perdant sa couronne, avait su sauver son honneur et la moitié au moins de sa fierté.

On peut avoir du cœur et un mérite rare, et n’être pas un politique. Quand on se charge de gouverner un pays et qu’on n’a pas le sens politique, les bonnes intentions, la fierté, le goût des entreprises, la générosité du courage sont des dons inutiles ou pernicieux ; on ne fait rien qui ne tourne à mal, on se perd par ses qualités mêmes. Le prince Alexandre prétend que ce qui lui avait attiré les ressentimens de l’artificieuse et vindicative Russie, ce n’était pas sa personne, c’était sa fonction, que tout prince de Bulgarie, fût-il un ange tombé du ciel, finira comme lui. Mais la politique consiste précisément à avoir l’esprit de la fonction qu’on remplit, et longtemps encore les petits souverains de la péninsule du Balkan seront tenus de mettre beaucoup de réserve dans leurs discours et dans leurs actions. De toutes les vertus qu’ils pourraient pratiquer, la modestie est celle qui leur rapportera le plus de profit ; c’est la vertu vraiment préservatrice, qui sauve des accidens et conjure les dangers. On a dit qu’il faut risquer ou se cacher. Un prince de Bulgarie aurait tort de trop risquer ; quand il posséderait toutes les qualités d’un paladin, s’il n’y joint pas l’humilité de la violette qui se dérobe à sa gloire, tôt ou tard il se laissera prendre dans un piège, et le Balkan est plein de chausse-trapes. Un homme d’état serbe disait, en 1883, à un Français fort distingué, qui a écrit, sous le pseudonyme d’Erdic, un livre important sur la Bulgarie, que la politique des petits peuples jougoslaves ne peut être qu’une politique expectante, qu’ils sont condamnés à une prudence de toutes les heures, qu’ils devraient borner leurs prétentions à vivre le plus possible de leur vie propre sans heurter violemment personne, sans soulever des questions intempestives, attendant de l’avenir et du destin la solution du grand problème que