Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/66

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous la salle où nous venions de dîner et que nous apercevions, par la porte ouverte, ces tables encore pleines, autour desquelles les serviteurs venaient tour à tour prendre leur nourriture. Quand ils eurent tous fini, ils se disposèrent, avec un instinct secret du pittoresque, les uns accroupis ou couchés au pied des tables, les autres debout ou allongés sur des tapis, sans ordre, encore au centre, ou sur les côtés de la cour. Les musiciens s’étaient rangés en ligne devant nous : ils jouaient et chantaient plus faiblement, soit fatigue, soit sentiment de la poésie de la nuit. L’obscurité était survenue, mais on avait allumé les lampes, qui éclairaient suffisamment la cour, sans pourtant y répandre une lumière indiscrète. Au-dessus de nos têtes, la clarté des étoiles était si vive qu’elle faisait paraître le ciel tout noir. Nous étions assis ou étendus nonchalamment, nous prenions des tasses de thé et nous regardions. Notre hôte, trop poli pour nous déranger, se tenait toujours avec modestie à la porte ; nous voyions sa grande taille dominer celle de ses serviteurs. La tiédeur du printemps d’Afrique nous enveloppait. Bercés par les sous monotones et doux de notre orchestre, nous jouissions du spectacle de cette étrange fête où rien, absolument rien, ne nous rappelait l’Europe, où tout, au contraire, nous transportait dans le monde arabe et nous le montrait enfin sous l’aspect le plus cher aux imaginations. On eût dit que nous avions remonté le cours du temps, que nous avions échappé à la vie moderne, que nous étions dans la cour de quelque calife du moyen âge ; et quand nous levions nos yeux, déjà à demi clos, sur les terrasses, des ombres légères, dont une lueur égarée indiquait même parfois les formes fuyantes, ajoutaient une dernière illusion à toutes les autres et peuplaient de fantômes ce rêve réalisé d’une nuit d’Orient.

Je n’en finirais plus si je prétendais raconter en détail tous les dîners auxquels nous avons dû assister à Fès pour remplir jusqu’au bout nos devoirs diplomatiques. Je ne parlerai donc plus que d’un seul, celui du pacha de la ville, parce qu’il nous a présenté quelques particularités intéressantes. Le pacha de la ville est un vieux nègre aveugle, frère de l’ancien grand-vizir Si-Mouça, et lui-même personnage d’une grande importance.il habite une magnifique maison, qui est précédée d’une des plus belles fontaines de Fès et qui possède une cour du même genre que celle du caïd el-mechouar, bien qu’à mon avis elle lui soit très inférieure. C’est dans cette cour que le vieux pacha nous attendait. Appuyé sur un long bâton, soutien de sa décrépitude, et tout enveloppé de voiles blancs, il produisait un singulier effet avec sa figure éteinte, et pourtant encore fine et spirituelle. Il voulut qu’on lui présentât chacun de nous, et, ne pouvant nous voir, il nous prit du moins les mains avec le plus