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de l’orateur qui charment tant soient incompatibles avec celles qui rendent propre à faire face, avec promptitude et décision, à des circonstances graves et imprévues. Dans une crise périlleuse, certains hommes d’état doués d’une admirable éloquence se trouveront très inférieurs à Cromwell, qui disait des sottises, ou à Guillaume le Taciturne, qui ne disait rien du tout. » Oh peut répondre que Walpole, Chatham, Burke, Canning, Pitt, M. Gladstone, pour ne citer que des Anglais, ont été à la fois d’éloquens orateurs et d’habiles hommes d’état. En tout cas, le régime parlementaire américain, tel que le règlement l’a fait, ne peut ni former des hommes pareils ni leur offrir un rôle digne de leur mérite. Il y a certes des politiques éminens aux États-Unis, mais, s’ils guident l’opinion, c’est malgré leurs fonctions, comme Jefferson et Jackson, ou en dehors de toute fonction, comme Daniel Webster. La chambre est un mécanisme à faire des lois, muet et sourd, fonctionnant sous une direction anonyme.

Outre ce système qui, on l’a vu, annule presque entièrement l’influence de la volonté populaire, il existe dans la constitution américaine d’autres freins encore destinés à modérer la démocratie. Il ne faut pas oublier que les auteurs de cette constitution n’abordaient leur œuvre qu’avec grande appréhension, ainsi qu’on le remarque en lisant le Federalist. Le souvenir de la destinée des démocraties antiques n’était pas rassurant. La république avait échoué en Angleterre, et dans les Pays-Bas, elle était gouvernée par la bourgeoisie, à Venise, par l’aristocratie. Aussi prirent-ils toutes les précautions possibles contre les excès démagogiques. Les principales consistent dans le veto du président, dans les pouvoirs très grands accordés au sénat, et dans les difficultés opposées à un changement de la constitution.

Le veto du président des États-Unis n’est pas, comme celui de nos souverains constitutionnels, une arme vieillie, désormais hors de service. C’est un droit dont il ose fréquemment faire usage, parce que la durée de ses fonctions est en tout cas limitée, et parce que, pour annuler son veto, il faut, dans les deux chambres, une majorité des deux tiers qu’il n’est pas facile d’obtenir.

Les attributions du sénat sont grandes, et la façon dont il les exerce remarquable. Comme le disait récemment lord Rosebery, dans un discours sur la réforme de la chambre des lords, le sénat des États-Unis est l’assemblée la plus puissante du monde. Il est composé en ce moment de soixante-seize membres représentant les trente-huit états de l’Union, lesquels ont chacun, quelle que soit leur population, le droit de nommer deux sénateurs. De petits états comme Rhode-Island ou le Maine ont donc une représentation égale à celle des grands états comme New-York ou l’Ohio. C’est la