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pensées et des plaisanteries qui ne courent pas les rues. Et ce ne sont pas des particuliers obscurs, ni des femmes qu’il met en scène ; intrépide comme Hercule, c’est aux plus grands qu’il s’attaque. Il a le droit de dire : « Je suis le premier qui ait osé marcher droit à cette bête aux dents aiguës[1]… A la vue d’un tel monstre, je n’ai pas reculé d’horreur ; mais, pour votre salut, pour celui des insulaires, j’ai lutté contre lui sans relâche. Tels sont les services qui doivent me mériter votre reconnaissance. »

Les spectateurs du théâtre de Dionysos, et, après eux, bien des Athéniens qui n’étaient pas d’Athènes, lui ont accordé la reconnaissance qu’il exige. L’historien serait plus difficile ; cependant, pour n’être pas accusé d’une sévérité trop grande, je citerai encore un passage des Guêpes où se trouvent du moins quelques accens virils.


LE CHŒUR. — Si vous vous étonniez, spectateurs, de me voir une taille si fine, avec cet aiguillon des guêpes, je vous expliquerais la chose : nous sommes la vraie race attique. C’est nous qui, dans les combats, avons rendu de si grands services à la république quand arriva le barbare remplissant le pays de flammes et de fumée pour nous ravir nos ruches. Nous accourûmes avec la lance et le bouclier, animés d’une âpre colère, homme contre homme et les lèvres serrées de rage. Le ciel était obscurci par les traits. Cependant, avec l’aide des dieux, nous les mîmes en déroute et nous les poursuivîmes l’aiguillon dans le flanc, comme on harponne les thons. Aussi pensent-ils, aujourd’hui encore, qu’il n’est rien de plus redoutable que la guêpe attique.


Accordons à Aristophane le bénéfice des circonstances atténuantes que les Grecs ont réclamé pour les gaillardises du théâtre comique. « Dionysos, disent-ils, a inventé les leçons d’une muse amie des jeux ; il conduit le joyeux cortège, qui cache le blâme sous la grâce et l’aiguillon sous le rire ; c’est l’ivresse qui enseigne la sagesse à la cité. » Mais était-ce toujours la sagesse qu’enseignait Aristophane ?

Du moins, si aucun de ses conseils n’a été suivi ; s’il n’a ni ramené la paix, ni chassé les démagogues et les sycophantes, il a égayé quelques-uns des jours sombres d’Athènes et il nous charme encore. Il mériterait peut-être qu’on lui appliquât le mot de La Bruyère sur Rabelais ; mais n’en prenons que la moitié et disons : « Ses comédies sont le mets des plus délicats. »


VICTOR DURUY.

  1. Cléon.