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et il se fit applaudir en travestissant toutes choses, même les bonnes, et en donnant pour cause aux plus graves événemens les circonstances les plus futiles : « C’est pour trois filles de joie que la Grèce est en feu, » dit-il. À cette explication des causes de la plus terrible des guerres, répond l’austère et véridique introduction de Thucydide, qui fut cependant une des victimes de cette lutte formidable. En la lisant, vous diriez que, parmi les privilèges de la comédie, n’est pas le droit de fausser à ce point l’histoire d’un peuple qui durant un siècle et demi a fourni la glorieuse carrière commencée à Marathon et finie à Chéronée sur ce cri de Démosthène : « Non, non, Athéniens, vous n’avez pas failli en courant au-devant de la mort pour le salut de la Grèce ! » Ah ! l’esprit ! quelle chose charmante, mais parfois redoutable !

Il est inutile d’ajouter que le poète irascible n’a pas épargné ses émules : Théognis, l’homme de neige, dont la poésie glacée ressemble aux frimas de la Trace ; Morsimos, qui a grand tort de donner ses pièces au printemps, saison qui ne leur convient pas ; Mélétos, qu’il envoie chez Pluton consulter les vieux maîtres, « et cette foule de petits jeunes gens qui font des tragédies par milliers, rameaux sans sève, babillards qui jacassent comme des hirondelles. » S’il honore Eschyle, on a vu comme il traite Euripide ; et s’il respecte Sophocle, il lui donne un vilain défaut : l’avidité au gain. Périclès, du moins, ne reprochait au doux poète que de trop sacrifiera Vénus.

Le poète a des privilèges ; il ne faut pas lui demander à quoi ses vers peuvent servir, car les plus belles choses sont souvent les plus inutiles. Cependant, lorsqu’il veut faire la leçon à son temps, il est tenu de frapper juste. Molière corrige en riant : l’hôtel de Rambouillet est mort des Précieuses ridicules, et Tartufe a tué la dévotion hypocrite ; mais Aristophane n’a corrigé ni rien ni personne. Le triobole et le peuple jugeur ont survécu à ses sarcasmes, parce que, si le poète peut détruire une mode, un travers momentané de l’esprit, le temps seul défait les institutions qu’il a formées.

Les religions surtout sont très résistantes ; aussi ne saurait-on dire qu’Aristophane ait beaucoup ébranlé celle d’Athènes ; du moins a-t-il aidé à l’œuvre de destruction qui commençait. Pour nous, les dieux helléniques, admirables sujets de poésie et d’art, vivent toujours, et nous nous consolons facilement des attaques qu’ils ont subies, en pensant que la ruine du polythéisme a élargi la conscience morale de l’humanité. Mais elle perdit la Grèce, car ces petits états étaient constitués de telle sorte que d’eux on peut dire : « Morte la religion, morte la cité. »

Nous avons gardé d’Aristophane onze pièces sur cinquante-quatre que Suidas lui attribue : les Acharniens, Lysistrate et la Paix,