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commençait à devenir accablante, on se contenta de nous conduire sous les murs de Fès-Djedid, au pied même du Mellah, dans une sorte de bois d’orangers, de citronniers et de grenadiers, où toutes les herbes folles du printemps poussaient en liberté sous la voûte verte des arbres. Les bluets, les coquelicots, les boutons d’or, les pâquerettes, les fleurs des champs les plus variées, mêlées aux rosiers et aux jasmins, et surchauffées par un ardent et humide climat, s’élevaient avec une telle vigueur de croissance qu’elles atteignaient les fleurs des orangers, des citronniers et des grenadiers, se confondant avec elles. C’était un fouillis inextricable et charmant. Il me semblait entrevoir un coin de ce jardin enchanté, de cette forêt vierge du Paradou que l’imagination puissante de M. Zola a transplantée, du pays des rêves, dans la prétendue réalité d’une campagne française et naturaliste. Nous avions peine à y pénétrer à cheval, tant les branches nous fouettaient le visage, tandis que la végétation d’en bas s’accrochait aux jambes de nos montures. C’est au milieu de ce fourré impénétrable et multicolore qu’on avait dressé des tentes pour nous recevoir. Nous nous y établîmes à l’ombre, sinon à la fraîcheur. Autour de nous, notre escorte, répandue dans la verdure fleurie, y produisait ces effets si chers aux peintres contemporains : les jaquettes rouges des Arabes, les robes blanches des mechouari tachaient vigoureusement le paysage dont la teinte générale, uniformisée par la lumière de midi, semblait être un indéfinissable mélange de vert doré et de bleu violacé. Les groupes se formaient et se déformaient sans cesse. Tout le monde semblait se presser pour nous servir. Néanmoins, plus on se pressait, moins on allait vite, ainsi qu’il arrive toujours en Orient et en Afrique, où le mouvement ne semble fait qu’en vue d’entraver l’action.

Après une longue attente, nous vîmes pourtant arriver le dîner du sultan. Il était porté solennellement par une longue file de nègres à la tête desquels marchait, un bâton à la main, avec la taille et la prestance d’un tambour-major, le caïd-el-mechouar. Arrivés près de nous, sur un ordre de ce dernier, tous les plats furent mis à terre : placés sur une sorte de plateau de bois à bords très élevés, on avait disposé au-dessus d’eux un couvercle en paille ayant tout juste la forme d’un cône très pointu. Ce couvercle se nomme ghata ; il est parfois décoré de broderies et recouvert de velours. Quand tous les plats furent à terre, le caïd-el-mechouar, d’une voix retentissante, déclara à l’ambassadeur, au bachadour, comme il disait en son patois marocain, que le sultan lui envoyait les produits les plus fins de sa cuisine et le priait de les accepter de bon cœur et de bon appétit. Puis, ayant terminé son discours, il fit un signe avec le bâton qu’il tenait fièrement à la main et chaque nègre,