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seigneur mêlé à la révolution, ancien ministre du Directoire, du Consulat et de Napoléon, naguère encore dignitaire de l’empire, maintenant plénipotentiaire de la monarchie restaurée dans un congrès.

Cet étrange représentant de la France, qui avait à faire oublier ses apostasies, les variations de sa vie et même des actes d’une moralité douteuse, était homme à suppléer à tout par son habileté, à savoir se servir de tout. Il portait dans sa situation nouvelle les traditions d’une aristocratie raffinée et peu scrupuleuse, une affabilité hautaine, le goût du succès, l’expérience des plus grandes affaires, l’habitude de traiter avec les souverains, le sentiment calculé de la dignité du prince dont il était le plénipotentiaire. Il avait eu l’art d’arriver à Vienne sans embarras, de prendre sa place comme si elle lui était due, de se faire une force d’un désintéressement qui était une nécessité et qui devenait une habileté. Du premier coup, il avait déconcerté toutes les combinaisons, troublé les ambitions, découragé les suspicions, en déclarant que la France n’avait rien à réclamer pour elle, qu’elle entrait au congrès sans aucune arrière-pensée, qu’elle ne demandait que le rétablissement de l’ordre partout, la restauration et le respect de toutes les légitimités. Il s’établissait sur ce terrain. Prononçait-on devant lui le mot d’alliés, il feignait la surprise, il demandait s’il y avait encore une coalition après la paix que la France entendait respecter, et il obligeait les puissances à désavouer le mot. L’empereur Alexandre lui parlait-il de la Pologne, il répondait que, si l’on voulait rétablir l’indépendance polonaise, le roi était tout prêt à y souscrire, que, s’il ne s’agissait que du partage du duché de Varsovie, la question redevenait secondaire, c’était surtout l’affaire de l’Autriche. Lui parlait-on de la Saxe, il demandait de quel droit les Prussiens voulaient aller à Dresde, si l’on voulait renouveler l’exemple des dépossessions royales par la force ; et à Alexandre lui-même, qui croyait l’embarrasser en lui objectant que le roi de Saxe, par ses alliances avec Napoléon, avait trahi la cause de l’Europe, il répliquait lestement que c’était une question de date, que tout le monde avait été plus ou moins allié de Napoléon. Il avait réponse à tout ; il jouait même, au besoin, la tragédie ou la comédie en levant les yeux au ciel, en gémissant devant le tsar sur le sort qu’on préparait à la « malheureuse Europe. » — « Talleyrand, disait Alexandre, fait ici le ministre de Louis XIV. » C’était du moins un personnage qui, en peu de temps, avait réussi à déjouer la diplomatie russe et à contenir les ambitions prussiennes, à ramener à demi l’Angleterre et à stimuler l’Autriche, à donner enfin de la France une idée telle que les petites cours, comme la Bavière, commençaient à se tourner de nouveau vers elle. Un homme avait suffi pour changer sensiblement