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« La paix et la guerre sont entre les mains de Votre Majesté… Le sort de l’Europe, son avenir et le vôtre, tout cela dépend de vous seul… Le monde a besoin de la paix. Pour assurer cette paix, il faut que vous rentriez dans des limites compatibles avec le repos commun ou que vous succombiez dans la lutte. Aujourd’hui vous pouvez encore conclure la paix, demain il serait peut-être trop tard. L’empereur mon maître ne se laisse guider dans sa conduite que par la voix de sa conscience ; à votre tour, Sire, de consulter la vôtre… »

Pendant les huit heures de ce prodigieux entretien, Napoléon abordait toutes les questions, revenant d’un accent plein de fierté sur les malheurs de la campagne de Russie, débattant les conditions qui pourraient désintéresser l’Autriche, conduisant son interlocuteur dans son cabinet des cartes, et calculant avec lui les positions, les forces de ses adversaires, les forces qu’il avait à leur opposer. Quelquefois il avait de la peine à se contenir, et, comme à un certain moment M. de Metternich, insistant plus que jamais sur la nécessité de la paix, lui faisait remarquer que la fortune pouvait le trahir, que ses soldats étaient des enfans, qu’il n’avait plus sous les armes qu’une génération à peine formée qui serait inutilement sacrifiée, Napoléon, bondissant sous l’aiguillon, s’écriait : « Vous n’êtes pas soldat, vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. J’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme qui a passé vingt ans sous la mitraille ne fait aucun cas de sa vie, pas plus que de la vie de 100,000 hommes : j’en sacrifierai 1 million, s’il le faut ! .. » En parlant ainsi, dans son agitation, Napoléon avait laissé tomber son chapeau, que son interlocuteur ne releva pas. Adossé à une console, immobile, ému de ce qu’il venait d’entendre, M. de Metternich se bornait à répondre : « Pourquoi, Sire, me faire, à moi, entre quatre murs, une pareille déclaration ? Ouvrons les portes et que vos paroles retentissent d’un bout de la France à l’autre ! Ce n’est pas la cause de la paix qui y perdra… » Tantôt, dans son cours orageux et toujours changeant, la conversation ressemblait à une déclaration de rupture, tantôt elle s’adoucissait pour revenir bientôt sur elle-même. Au dernier instant, Napoléon, reconduisant M. de Metternich jusqu’au seuil du salon, lui témoignait le désir de le revoir, et le frappant familièrement sur l’épaule, il lui disait : « Eh bien ! savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre. — Vous êtes perdu, Sire, répliquait vivement M. de Metternich ; j’en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant j’en ai la certitude… » On se quittait sur ce mot !

Était-ce la guerre ? Était-ce la paix encore possible ? La nuit portait conseil. Le lendemain, tout se renouait : pendant quarante-huit heures, entrevues et négociations se succédaient plus que jamais ;