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moment où s’ouvrait le grand conflit. C’est en ministre d’une puissance alliée qu’il était à Dresde au mois de mai 1812, qu’il écoutait Napoléon lui dévoilant ses projets, ses pensées, presque son plan de campagne. L’empereur François lui-même, encore sous le charme de son terrible gendre, disait à l’ambassadeur de France à Vienne « qu’il ne concevait pas la conduite de la Russie, qu’il fallait qu’on eût perdu la tête à Saint-Pétersbourg, » L’Autriche était liée avec la France par le traité de coopération du 14 mars 1812, comme la Prusse, de son côté, était liée par le traité du 24 février. Elle avait à l’aile droite de l’armée française, — les Prussiens étaient à l’aile gauche, — un corps de 30,000 hommes, sous les ordres du prince Schwartzenberg, naguère encore ambassadeur à Paris et désigné par l’empereur comme un lieutenant sur lequel il croyait pouvoir compter ; mais, en même temps, chose étonnante ! l’Autriche mettait toute sa diplomatie à rassurer la Russie, à lui faire entendre que l’alliance avec la France n’était qu’une nécessité de circonstance et peut-être une comédie, que le corps auxiliaire se battrait le moins possible, qu’il se bornerait à couvrir le territoire autrichien. Ainsi l’Autriche marchait ostensiblement avec Napoléon ; elle s’étudiait, d’un autre côté, à garder de secrètes intelligences avec la Russie, — et tout cela, dans le langage du jour, s’appelait la « neutralité armée. » M. de Metternich a bien quelque raison de dire dans ses Mémoires : « On ne trouve pas et sans doute on ne retrouvera jamais dans l’histoire un semblable exemple d’une situation politique aussi excentrique que la nôtre… » Napoléon, sans se faire peut-être complètement illusion, comptait sur le succès de ses armes pour maintenir l’Autriche dans la fidélité. La Russie finissait par se contenter des explications qu’on lui donnait et se prêtait aux duplicités autrichiennes parce qu’elle y était intéressée. M. de Metternich trouvait à ce double jeu, qu’il a regardé depuis comme son coup de maître, l’avantage d’une certaine liberté qui lui permettait d’augmenter sans bruit les forces militaires de l’Autriche, d’attendre les événemens sans se hâter, de voir ce qui allait sortir du vaste et puissant conflit.

Ce qu’il n’avait pas tout à fait prévu, c’est que la fortune des armes déciderait si vite et que Napoléon, après avoir passé le Niémen au mois de juin 1812 en victorieux, après s’être enfoncé en Russie, reviendrait au mois de décembre de Moscou avec une armée détruite, suivi pas à pas par les Russes, trahi par les élémens et par ses alliés, rejeté en désordre sur l’Allemagne ennemie et déjà frémissante. Il avait cru que la guerre durerait plus longtemps ; il avait entendu Napoléon lui-même lui dire à Dresde que l’entreprise qu’il tentait était une œuvre de patience et de temps, qu’il n’aventurerait rien, qu’il se bornerait sans doute à arriver jusqu’à