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puisse remplir ce personnage, ou plutôt que ce personnage se restreigne aux limites de la personne humaine : don Juan est un colosse de fumée chatoyante, qui s’élève orgueilleusement jusqu’au ciel. C’est de quoi douter qu’il soit vivant, et que l’œuvre où il domine soit dramatique: Don Juan est un symbole, don Juan est un prête-nom; cette prétendue pièce de théâtre est un poème allégorique et un pamphlet philosophique. Morceau capital, sans doute, parmi les plus considérables de Molière ! Joyau unique, où il a distillé à loisir et enfermé pour les arrière-neveux de ses contemporains l’essence de sa pensée ! Tout ce qu’il savait de l’amour, il a voulu le mettre ici plutôt que dans le Misanthrope; tout ce qu’il savait de l’homme et de son origine et de sa fin, plutôt que dans le Tartufe! c’est ici le testament moral et métaphysique de Molière, médité par lui, on peut le croire, et qui se recommande à nos méditations. Si, d’ailleurs, on réfléchit que le héros apparent de l’ouvrage, pour les besoins de l’action scénique, est un séducteur et un meurtrier, et qu’à la fin il est frappé de la foudre et englouti par l’enfer, on jugera que ce spectacle n’est pas fait pour les gens qui aiment à rire, et l’on ne s’en approchera qu’avec tremblement.

Il faut toutefois en faire l’épreuve : on sait que depuis le 15 février 1665, date de la première représentation, assez peu de gens l’ont faite. On connaît cette histoire : après quinze jours, Don Juan retiré de l’affiche ; quand il y reparaît, Molière est mort et M. Chevreul a déjà cinquante-cinq ans; c’est à l’Odéon, en 1841. Dans l’intervalle, on n’a joué que le Festin de Pierre, de Thomas Corneille, transcription bénigne en alexandrins. La Comédie-Française, en 1847, reprend à son tour le texte original : les romantiques fêtent Molière, surtout pour ce qu’il a gardé de Tirso et pour ce qu’il annonce de Byron, de Hoffmann, de Musset. Don Juan ne vient-il pas de la patrie de Hernani et de Ruy-Blas? Ne sera-t-il pas « le Faust de l’amour, » tourmenté à jamais par « la soif de l’infini dans la volupté? » On ne fait qu’un reproche, alors, aux acteurs de « cette admirable pièce : » ils la jouent « trop en comédie et pas assez en drame. » Qui parle ainsi ? Théophile Gautier. C’est Geffroy qui fait don Juan, et Samson Sganarelle. Depuis, Bressant a succédé à Geffroy, et Régnier à Samson. Mais Bressant lui-même et Régnier, où sont-ils?.. Je crois bien que l’Odéon, en 1879, a remonté encore Don Juan; mais il se peut que l’on soit honnête homme, qu’on aime les lettres et le théâtre, et que l’on manque pourtant une de ces fêtes classiques de l’Odéon. Bref, à l’heure qu’il est, avez-vous vu don Juan ! Je ne l’avais pas vu, moi, il y a quinze jours, et j’étais impatient de le voir. Ce n’est qu’aux chandelles, comme disaient nos pères, qu’on peut connaître une pièce. Don Juan, à cette lumière, allait-il se resserrer en des formes précises, humaines, vivantes et agissantes, pour mon effroi ou mon divertissement? Allait-il,