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Le lecteur conclura sans doute avec nous que, si les œuvres de la musique grecque sont perdues, nous possédons néanmoins, dans les chants de l’église latine, une riche collection qui s’y rattache étroitement. Il faut faire pour le plain-chant ce que font parfois les amateurs de tableaux : ils enlèvent d’une vieille toile une peinture superficielle et découvrent au-dessous un Titien ou un Léonard. La méthode à suivre pour restituer les anciens rythmes et les mesures vient d’être exposée. Si elle était fausse, une fois peut-être elle nous donnerait une mélodie telle quelle ; essayée sur d’autres morceaux, elle aboutirait à des cacophonies ou à des airs informes. J’en ai restitué environ cinq cents, pris dans toutes les catégories; j’en ai lu plus de mille sans les écrire; tous, sans exception, ont l’aspect de mélodies bien faites, chantantes, expressives et d’un caractère esthétique bien accusé. Ainsi, la preuve est faite. D’ailleurs, la méthode est scientifique et ne laisse rien au hasard ni à l’arbitraire; elle seule peut être qualifiée de méthode naturelle. On peut l’appliquer hardiment aux milliers de chants dont se compose le trésor grégorien, et l’on verra reparaître au jour toute une période musicale de l’antiquité, période d’au moins six cents ans. Cette musique ne se rattache qu’indirectement à notre musique savante : étrangère à notre mineur et n’employant le majeur qu’assez rarement, elle est strictement liée par ses modes à la musique populaire de toute l’Europe et à celle de l’antiquité. Elle offre donc à nos compositeurs une mine inespérée, d’où ils peuvent tirer des matériaux de prix. Il serait d’autant plus utile d’exploiter ce nouveau filon, que les modes antiques comportent fort bien l’harmonie et que le dorien seul exige quelque soin particulier dans le travail de la composition. Déjà, de bons musiciens russes, Glinka, Tchaïkowski, ont avec bonheur utilisé les airs populaires de leur pays et en ont tiré des effets charmans. Ces airs paraissent venus de l’Asie, soit directement, soit par l’influence des chants de l’église grecque. Ceux de l’église latine, surtout les antiennes, leur sont infiniment supérieurs, parce qu’ils se rattachent de plus près à l’antiquité, parce qu’ils excluent le sensualisme du genre chromatique et des quarts de ton; enfin, parce que, sans repousser aucun des sentimens doux et tendres de l’humanité, ils tendent à épurer les passions, non à les troubler.


EMILE BURNOUF.