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commune d’un état, à moins que celle-ci ne soit elle-même originaire de la province où on les chante. Il y a des chants bretons, des chants normands, languedociens, piémontais, calabrais, grecs, russes, écossais et une foule d’autres. Il y a de telles mélodies dans le monde entier.

Elles n’ont pas d’origine connue. Les noms de leurs auteurs sont oubliés ou mythologiques. Elles ne sont pas écrites ; on les chante dans les réunions des hommes, dans les actes de la vie champêtre, en famille, dans les fêtes locales, sur la mer. Les plus jeunes gens les entendent, les apprennent par cœur, les chantent à leur tour et les transmettent à leurs successeurs. Si un homme pouvait planer comme un oiseau et se porter rapidement d’un lieu à un autre, de manière à embrasser dans son vol toutes les régions de la terre, il pourrait recueillir de ces mélodies populaires, non dix ou cent, mais des milliers. Ayant quelque peu étudié ce sujet, je me suis convaincu que, dans le seul Péloponèse, sur un carré de quarante lieues, il en relèverait deux par jour pendant une année. Quand j’étais enfant, dans la petite ville où je suis né, j’en ai entendu plusieurs centaines, dont j’ai retenu quelques-unes; et, dans mes voyages, j’ai reconnu qu’il en est de même partout. Il y a donc eu dans l’humanité une énorme production de chants populaires, dont une notable partie s’est conservée.

Si l’on écrivait tous ces airs et qu’on en formât des volumes, on obtiendrait une bibliothèque musicale qui pourrait bien égaler en étendue celle de la musique savante, sinon la dépasser. On a commencé la recollection des chants populaires. Dans le cours de deux missions, l’une en Grèce, l’autre en Bretagne, le professeur d’histoire de la musique au Conservatoire, M. Bourgault-Ducoudray, en a réuni un grand nombre et a publié un recueil de trente mélodies pour chacune de ces régions. On en a relevé aussi en Angleterre. En Russie, le mouvement est donné de prendre pour base des grandes compositions les airs populaires. Le Désert et l’opéra comique Lalla-Roukh, de Félicien David, en contiennent plusieurs que l’on entend partout en Orient. Mais, jusqu’à présent, ce sont là des efforts isolés. Chaque nation devrait travailler à l’œuvre commune et ne pas laisser périr dans l’oubli la partie sans doute la plus charmante de son héritage. Les ouvrages de l’art plastique peuvent se conserver sous la terre ; on les y retrouve et l’on en compose des musées. Si sublime qu’elle soit, une mélodie qui se conserve par la seule tradition meurt avec le dernier qui l’a chantée.

La disparition des vieux airs populaires est très rapide aujourd’hui dans les pays civilisés. Ce n’est pas seulement la propagation de la musique savante qui en est la cause. Il se fait aussi un changement dans les mœurs, les relations et les usages. Les voies rapides