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notre société d’aujourd’hui, il faudra qu’il étudie beaucoup d’autres choses que la propriété rurale. Il devra se rendre compte de ce qu’était chez nous une usine, et de la population qui y travaillait. Il s’efforcera de comprendre nos bourses, nos journaux, nos compagnies financières. Il lui faudra suivre l’histoire de l’argent au moins autant que celle de la terre, et celle des machines presque autant que celle des hommes. Son étude sera donc infiniment étendue et complexe. Il n’en est pas de même des anciennes sociétés. Pour les peuples qui ont vécu entre les temps de la république romaine et le XVIe siècle, le domaine rural a été l’organe, sinon unique, du moins le plus important de la vie sociale. C’est là que s’exécutait la plus grande part du travail ; là s’élaboraient la richesse et la force ; là naissait le mouvement qui se transmettait ensuite au corps entier. Le domaine rural était la molécule vivante, et presque tout l’organisme y était virtuellement contenu. C’était aussi dans l’intérieur de ce domaine que se rencontraient les diverses classes des hommes. C’était là que s’appliquaient la plupart des droits ou des obligations de chacune d’elles. Là, bien plus qu’au forum, se sentaient leurs inégalités. Là se marquait leur accord ou éclatait leur conflit.

Cette étude est donc à faire ; mais il ne faut pas se dissimuler qu’elle est d’une extrême difficulté. Pour les cinq premiers siècles de Rome, nous ne possédons aucun renseignement précis qui nous donne l’état de la propriété rurale ; toutes les théories qu’on a faites sur ce point sont sujettes à contestation; et c’est pour cela que certains problèmes sur la plèbe romaine et sur les premières lois agraires sont insolubles. Pour les deux derniers siècles de la république, nous avons les deux livres de Caton et de Varron sur l’agriculture ; mais, si précieux qu’ils soient, ils ne répondent pas à toutes les questions que nous nous posons. Même pour la période impériale, nos documens sont peu nombreux. Nous ne possédons rien qui soit analogue aux polyptyques du moyen âge, rien qui ait la valeur des actes de donation, des testamens, des formules diverses de l’époque mérovingienne. Nous avons les Codes et le Digeste; mais les lois ne décrivent pas les faits, et les jurisconsultes ne font pas de statistique. Nous avons une riche littérature ; mais les écrivains s’occupent peu de ce qui est vulgaire, et s’il leur arrive d’en parler, c’est comme malgré eux et par quelques phrases qui leur échappent. Nous avons des milliers d’inscriptions ; mais, parmi elles, il n’en est que cinq ou six qui concernent la terre et ceux qui la cultivaient. Nous essaierons toutefois, en recueillant tout ce que ces documens peuvent fournir, de nous représenter avec toute l’exactitude possible la nature du domaine rural et l’état de la population qui y vivait. Nous nous placerons dans la période de temps