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de notre production dramatique; et, en effet, depuis deux siècles et demi passés, il est vrai que la scène tragique, conformément aux lois qu’elle s’était faites, n’est jamais restée vide. Toutefois, comme nous ne sommes pas une autre espèce d’hommes que nos voisins d’outre-Manche ou d’au-delà les Alpes, comme le talent et comme le génie sont aussi rares parmi nous qu’ailleurs, il faut se souvenir que, dans cette production, pour une vingtaine de chefs-d’œuvre, le médiocre abonde, et que peut-être, quand on y songe, n’est-ce pas de quoi se tant glorifier. Car enfin, le bel avantage, entre Tancrède et Hernani, par exemple, que de pouvoir nommer Lemierre et Colardeau, Agamemnon ou la Mort d’Abel, Luce de Lancival et Raynouard lui-même ! Si cependant on reconnaît la nécessité d’une tradition; si l’on réfléchit combien il y en a qui n’ont jamais été seulement Népomucène Lemercier ou Gabriel Legouvé, qui ne le seront jamais; et si l’on fait attention, enfin, que Voltaire, dans la tragédie, les a tous dépassés d’autant que Racine ou Corneille le dépassent lui-même, on se trouvera porté naturellement à l’indulgence; on lui pardonnera beaucoup; et ses défauts n’empêcheront pas qu’on rende justice à ses qualités. Car nous ne pouvons mettre aucun nom à côté de ceux de Racine et de Corneille, mais à côté de celui de Voltaire, et bien au-dessous d’eux, je ne vois pas davantage quel nom nous inscririons. Celui de l’auteur d’Henri III, dira-t-on? et je le voudrais de bon cœur, s’il n’était pas déjà plus illisible que Voltaire; ou celui de l’auteur de Ruy-Blas? mais il faudrait que ce grand artiste eût eu le sens et l’instinct au moins du théâtre. Et voici comment je conclus; dans une littérature comme la nôtre, et dans cette abondance de la production dramatique, s’il ne s’est rencontré qu’un homme, depuis cent cinquante ans, dont on puisse encore dire ce que nous avons dit de Voltaire, connaissons ses défauts, signalons-les impitoyablement et au besoin plaisantons-en; mais sachons, comme une chose sûre, que celui-là ne fut pas au théâtre un homme tout à fait ordinaire, et, avant de ricaner au seul nom de Tancrède ou de Zaïre, de Mérope ou de Sémiramis, regardons, ô mes amis, ce que nous applaudissons aujourd’hui sur nos scènes !


F. BRUNETIERE.