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et, de fait, sous les noms d’Orosmane et de Zamore, de Tancrède et de Zamti, comme sous ceux d’Aménaïde ou de Zaïre, il s’efforce précisément à nous émouvoir pour autant d’Holophernes. Et je veux bien que ce ne soit pas là le grand art, — dont on pourrait dire, je crois, que l’objet est de nous soustraire un temps aux conditions de notre vie mortelle, — mais je ne vois pas pourquoi ni comment on nierait que ce soit de l’art. Si ce n’en est pas dans Mahomet ou dans l’Orphelin de la Chine, c’en est assurément dans Alzire ou dans Tancrède, à moins que l’art, pour mériter son nom, ne doive être impassible ou plutôt inhumain. Et, quand ce ne serait pas l’éternel honneur de Voltaire, — au prix même de quelques rapsodies, comme Olympie, par exemple, ou le Triumvirat, — que de nous avoir enseigné le respect de la vie humaine, il resterait vrai qu’au théâtre, en mêlant, comme on l’a dit, l’émotion humaine à l’émotion d’art, il a remué le premier dans les cœurs quelques fibres que ses prédécesseurs avaient oublié ou négligé de toucher.

Humanité, sensibilité, don d’intéresser et de plaire, recherche heureuse de la nouveauté, instinct et science de la scène, voilà beaucoup de qualités, et assez rares, si rares même qu’au XVIIIe siècle, et presque jusqu’à nous. Voltaire les a seul possédées. Comment donc se fait-il qu’elles soient demeurées stériles; que, d’une cinquantaine de pièces que Voltaire nous a laissées, on en nomme à peine cinq ou six; qu’on en représente encore moins; et enfin, quand on les représente, qu’elles nous semblent si fort au-dessous de leur mince renom? A la vérité, pour ma part, je n’ai jamais vu jouer Zaïre sans un réel plaisir, et, spectateur naïf, si Tancrède m’était rendu, je me sens fort capable de m’y intéresser encore. Mais, après cela, je conviens qu’il y faudrait porter des dispositions d’esprit assez particulières, dont une grande lassitude ou un grand dégoût du drame romantique. Et c’est pourquoi, en attendant que ce jour soit venu pour tout le monde, on peut se proposer de donner les raisons littéraires de la petite estime où les fanatiques eux-mêmes de Voltaire tiennent aujourd’hui presque tout son théâtre. Les voici en raccourci : si Voltaire est vraiment un auteur dramatique, on ne saurait être par malheur moins poète qu’il ne le fut ; en substituant les sujets d’invention pure aux sujets consacrés de l’histoire ou de la légende, il n’a pas seulement rabaissé la dignité, il a méconnu l’essence même de la tragédie française ; et enfin, et tout seul, son style suffirait encore, si je puis ainsi dire, à déclasser ses tragédies.

Non pas peut-être que ce style ait toujours mérité l’outrageux et insultant dédain dont nos romantiques l’ont traité jadis ; dans le temps où l’auteur de Zaïre et d’Alzire n’était à leurs yeux qu’un drôle, il faut se souvenir que le poète même de Phèdre et d’Athalie n’était aussi pour