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nous portons au théâtre, que n’avaient peut-être assez consulté ni Molière ni Racine; et, derrière la toile, si des yeux exercés découvrent aisément la main qui dispose, entremêle et dénoue tous ces fils, on ne peut nier que ce soit une main singulièrement prompte, ingénieuse et experte. Entre Crébillon, au commencement du siècle, et Beaumarchais à la fin, voilà d’abord ce que les contemporains ont applaudi dans Voltaire : l’art ou la science du théâtre et le don de l’auteur dramatique.

Il a eu d’autres qualités. J’ai vu que l’on s’égayait de cette « extension géographique, » si je puis ainsi dire, qu’il a donnée aux mœurs de la scène française, en osant tour à tour y produire des « chevaliers français, » des Persans, des Arabes, des Péruviens et jusqu’à des Chinois. Mais sait-on bien que, sans parler des Alexandre et des Annibal, des Didon et des Cléopâtre, cette même scène, en cent cinquante ans, n’avait pas vu paraître moins de douze tragédies sur les Labdacides, y compris l’Œdipe de Voltaire lui-même, et guère moins d’une vingtaine sur la seule famille des Atrides? C’était beaucoup. On loue les romantiques, et non pas sans raison, quoique avec excès, de leurs effets de couleur locale et de leurs tentatives de restitutions historiques. S’il n’y a rien de moins péruvien que le Zamore de Voltaire, ni rien de moins tatare que son Gengiskan, moquons-nous-en donc, j’y consens, mais pas plus que des seigneurs anglais d’Alexandre Dumas ou des brigands espagnols d’Hugo; et laissons-lui l’honneur, puisque enfin c’en est un, d’avoir essayé le premier d’élargir ou de reculer notre horizon dramatique. Je regrette, pour moi, la part que le spectacle a prise dans le théâtre moderne, le spectacle, c’est-à-dire le décor, le mobilier, le costume; et, s’il faut opter, je suis de l’école qui se contentait d’une « conversation sous un lustre, » comme on a défini quelquefois la tragédie de Racine. Mais combien sommes-nous de cette école en France? Et sur quoi nous appuierions-nous de solide pour nier que le plaisir des yeux soit l’un des élémens du plaisir dramatique? Et si nous ne pouvons ni ne voulons le nier, n’est-il pas vrai qu’en variant le lieu idéal de la scène, c’est Voltaire qui a opéré la transformation des anciennes habitudes? Et il a certes moins fait pour l’amener en débarrassant les planches des jeunes messieurs qui les encombraient qu’en choisissant des sujets comme Zaïre, comme Alzire, comme l’Orphelin de la Chine, — difficiles à jouer en gants blancs et en robes à paniers.

Maintenant, dans ces sujets eux-mêmes, s’il n’a pas toujours su tirer des situations qu’il avait trouvées tout le pathétique latent qu’elles contenaient, pourquoi ne dirions-nous pas ce qu’il a su mettre, lui, l’auteur de Candide et des Oreilles du comte de Chesterfield, de réelle sensibilité? Oui, le mot ne semble guère lui convenir, d’abord; et, en