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la Prusse a pour roi non-seulement le plus respectable des souverains, le plus appliqué à ses devoirs, mais le plus fortuné dans toutes ses entreprises. C’est Guillaume le sage, c’est Guillaume l’heureux, et on comprend que, dans certaines classes, la dévotion monarchique se tourne en idolâtrie. On citait dernièrement, dans un journal français, ce mot d’un grand propriétaire de la Prusse orientale, qui, mariant sa fille à un officier de la garde, lui disait, le soir de ses noces: « Souviens-toi que ton mari ne t’appartient pas; souviens-toi qu’il appartient au roi. »

Voilà un genre de croyances et de sentimens que depuis longtemps nous ne connaissons plus. Dès le mois de mars 1815, l’abbé de Montesquiou disait à M. de Vitrolles qu’on avait bien tort de s’imaginer qu’il y eût des royalistes en France, qu’en réalité il n’y en avait point, « à l’exception de quelques vieux roquentins comme lui. » — « Il n’y a, en effet, lui répondait M. de Vitrolles, que peu de royalistes de votre espèce, mais il y en a plusieurs millions de la mienne. » Que sont-ils devenus? Ils sont aussi rares aujourd’hui que les vieux roquentins. Ceux qui à cette heure veulent restaurer la monarchie la considèrent comme une institution d’utilité publique ; mais la chaleur de l’âme, la piété des souvenirs, la dévotion, leur manquent.

Les uns sont convaincus que la France ne peut se passer d’un roi pour recouvrer sa place dans le monde, pour avoir de la consistance et de l’esprit de suite dans sa politique étrangère, pour rassurer l’Europe, pour se procurer des alliances. Les autres ont acquis la certitude qu’une restauration est nécessaire pour sauver notre pays du radicalisme et de l’anarchie, qu’il faut le mettre en tutelle et lui donner un maître. Mais, d’avance, ils font à ce maître leurs conditions; ils exigent qu’il les écoute, qu’il les consulte, qu’il voie tout par leurs yeux, qu’il ait une grande déférence pour leurs désirs et leurs conseils, qu’il adopte de tout point leur programme. C’est à ce prix seulement qu’il conservera leur appui, qu’il aura droit à leurs hommages et à leurs empressemens. Ils pensent que la maison est mal tenue, malpropre, mal habitée, qu’on ne peut la nettoyer que par un grand balayage, et c’est parmi les forts balayeurs qu’ils cherchent leur homme. Il s’agit d’une entreprise à forfait, qu’on allouera par adjudication, après appel d’offres. Si quelque prince leur semble propre à cet office, ils lui donneront la préférence; mais s’il ne possède pas toutes les qualités requises, si on peut le soupçonner d’avoir, par timidité ou par délicatesse d’esprit, peu de goût pour les grosses et violentes besognes, on le remplacera bien vite par sa majesté le roi n’importe qui. Jadis on servait le prince; aujourd’hui on entend se servir de lui pour assouvir ses ressentimens et faire triompher ses opinions. Servir ou se servir, ce n’est pas la même chose.