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de son étreinte jusqu’à la fin. C’est elle qui a préparé avec amour les rudes clous qui ont percé vos pieds et vos mains, et, lorsque vous mouriez de soif, épouse attentive, elle vous faisait préparer du fiel. Vous avez expiré dans l’ardeur de ses embrassemens ; mort, elle ne vous a point quitté, ô Seigneur Jésus, et elle n’a pas permis à votre corps de reposer ailleurs que dans un sépulcre d’emprunt. C’est elle enfin qui vous a réchauffé au fond du tombeau. Ô très pauvre Jésus, la grâce que je vous demande, c’est de m’accorder le trésor de la très haute pauvreté ; faites que le cachet distinctif de notre ordre soit de ne jamais posséder rien en propre sous le soleil, pour la gloire de votre nom, et de n’avoir d’autre patrimoine que la mendicité ! »

IV.


On entrevoit ici l’admirable passion à laquelle François d’Assise a dû tout son génie. Son cœur est un foyer d’amour :


In foco l’amor mi mise,


lisons-nous dans un poème que lui attribue saint Bernardin de Sienne ; à force d’amour, il chancelle comme un homme ivre. Jésus, dit-il, lui a volé son cœur. « Ô doux Jésus ! embrasse-moi et donne-moi la mort, mon amour ! » Le Dieu pathétique de l’évangile, le Dieu de la veillée douloureuse au jardin des oliviers, trahi par ses disciples, vendu par un apôtre, battu de verges et couronné d’épines, le Dieu misérable du Calvaire qui, agonisant sur un gibet, crie désespérément que son Père lui-même l’abandonne, Jésus crucifié possède l’âme de François. Dans sa retraite du mont Alvernia, il veut revivre une à une les dernières heures mortelles du Fils de l’Homme. « Ô mon Seigneur, je te demande deux grâces avant de mourir : fais que je ressente dans mon âme et dans mon corps toutes les douleurs amères que tu as endurées, et, dans mon cœur, l’immense amour qui t’a porté à pâtir de telles souffrances, toi. Fils de Dieu, pour nous, pauvres pécheurs ! » Mais ses extases n’ont rien de commun avec les visions pleines de terreur de Joachim de Flore, qui, lorsqu’il revenait à lui, rapporte le clerc auquel il dictait ses pensées, « avait le visage pâle comme la feuille morte des bois. » Les larmes qu’il verse, en ces heures de ravissement, sont toutes de tendresse et de béatitude. Un ange lui apparaît, tenant un violoncelle, et, au premier coup d’archet, François se pâme d’amour et voit le paradis d’azur où rayonne son Dieu. Les hautes roches de l’Alvernia étincellent à ses yeux de plus de rubis et de saphirs que