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semblables ; il a pour tout ce qui vit, même pour les bêtes les plus humbles, un élan de tendresse et une parole de bénédiction. Il est à son aise dans la main paternelle de Dieu. Son cœur est trop pur pour s’effrayer des pièges de Satan, sa foi trop enfantine pour se décourager jamais. Tout jeune, il avait espéré faire de grandes choses et salué d’avance son propre avenir. Comme il était, durant toute une année, en compagnie de quelques nobles d’Assise, prisonnier de guerre de Pérouse, il étonna ses gardiens par son inaltérable allégresse. « Que pensez-vous de moi ? leur disait-il ; savez-vous bien qu’un jour le monde m’adorera ? » Ses amis le croyaient alors un peu fou et ne comprenaient point la portée de ces autres paroles qu’il répétait volontiers : « Mon corps est captif, mais j’ai l’esprit libre, et je suis content. »

Par la charité et la pauvreté volontaire, par l’humilité et l’amour, cette âme singulière devait goûter pleinement, jusqu’au dernier jour de sa mission, la liberté et la joie. En quelques heures, il a renoncé au monde, à l’héritage paternel, et, couvert du manteau que lui a donné son évêque, il s’en va dans les bois d’Assise, chantant des vers français. Des voleurs l’arrêtent ; il leur répond en riant qu’il est le héraut d’un grand roi. Ils le laissent dans un fossé plein de neige. Il s’enfuit, et s’offre à un couvent en qualité de cuisinier. Il passe un mois parmi les lépreux d’Agubbio, puis il mendie sur les chemins pour une église délabrée, charge ses épaules de pierres et rebâtit les murailles de ses mains. Les gens d’Assise le raillent sans pitié, lui jettent de la boue au visage ; son père et son frère se détournent à sa vue. « De toutes les peines que j’ai eu à endurer, dit-il plus tard, celle-ci m’a été la plus cruelle. » Il essaya de se consoler en priant un vieux mendiant de l’accepter pour fils. Vaincre, par le sacrifice, l’égoïsme vulgaire, souffrir pour Dieu, était pour lui un plaisir très vif. Il voulut un jour que frère Léon, avec « sa simplicité de colombe, » l’accablât de reproches, et, afin que l’épreuve réussît mieux, il lui dictait lui-même toutes sortes de paroles terribles. « Ô frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle, que tu es digne de l’enfer, et du plus profond. » Mais Léon répétait tout à rebours : « Dieu fera tant de bien par toi, que tu iras au paradis. » Un soir d’hiver, comme ils cheminaient tous les deux, par un froid très piquant, de Pérouse à Assise, saint François, tout en courant derrière son compagnon, lui apprit ce qu’il fallait entendre par la joie parfaite. « Frère Léon, brebis du bon Dieu, sais-tu quelle est, pour les frères mineurs, la joie parfaite ? Ce n’est pas d’édifier le monde par leur sainteté, de rendre la vue aux aveugles, de chasser les démons, de ressusciter des morts de quatre jours ; ce n’est pas non plus de posséder toutes