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auquel Molière dut payer la protection de Louis XIV. Oui, mais, en revanche, quels chefs-d’œuvre nous devons à ces sacrifices partiels et à la faveur qui en fut le prix! Grâce à elle, le poète put choisir ses autres sujets, ces grands sujets, dont la hardiesse nous étonne aujourd’hui. On connaît le mot de Piron, qui avait, comme Diderot, l’enthousiasme familier et bruyant : «Ah! mon ami, s’écriait-il, au sortir d’une représentation de Tartufe, ah! mon ami, si Tartufe n’était pas fait, il ne se ferait jamais ! » Dire, au contraire, que les préférences de Louis XIV ont fait perdre à Molière un temps précieux, en le détournant d’objets dignes de lui, et que, sans Mélicerte et les Amans magnifiques, nous aurions un plus grand nombre de Misanthrope, c’est vraiment supposer au génie du poète une fécondité surnaturelle. Si l’on songe, en effet, que sa carrière parisienne ne comprend pas quatorze années ; que, dans cet espace de temps, il a écrit vingt-quatre pièces, dont huit en cinq actes, et neuf en vers; que, parmi ces vingt-quatre pièces, quinze au moins, ont été librement traitées, sans mélange de ballets ou sans souffrir de ce mélange ; que sept de ces pièces sans musique, l’École des maris, l’École des femmes, Tartufe, le Misanthrope, Amphitryon, l’Avare, les Femmes savantes méritent d’être rangés, comme disent La Grange et Vinot, parmi ces « chefs-d’œuvre qu’on ne sauroit assez admirer, » on admettra difficilement que la nécessité de travailler aux ballets de cour ait restreint le moins du monde le nombre d’œuvres maîtresses que Molière pouvait produire. S’il n’eût pas composé de ceux-là, peut-être se fût-il simplement reposé dans l’intervalle de celles-ci : on n’écrit pas deux ou trois Misanthrope en douze mois. Et s’il est mort à cinquante ans, en quoi Louis XIV est-il responsable de cette fin prématurée?


VI.

Lorsque l’on dépend d’un homme, si juste et si bienveillant qu’il puisse être, il suffit d’un caprice pour qu’il retire d’un seul coup ce qu’il a donné lentement. Comme Racine, Molière en fit l’expérience. Pendant quatorze ans, il avait bravé auteurs et comédiens, marquis et précieuses, parlement et clergé ; mais on aurait pu croire qu’à la longue toutes ces rancunes triompheraient de lui. Il n’en fut rien : la défaveur lui vint du côté où il s’y attendait le moins, par le fait d’un ami, associé à son art et aux bonnes grâces du roi, le musicien Lulli. Cette association durait depuis longtemps lorsque survint la brouille. Lulli était entré en rapports avec Molière au début de 1664, en composant la musique du Mariage forcé, et, depuis lors.