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mer cette idée. Telle femme nerveuse pourra accomplir des actes de bravoure extraordinaire ; cela ne l’empêchera pas d’avoir peur. Il faut donc bien distinguer la peur, sentiment dont on n’est pas le maître, et les actes que commande la peur. Il y a dans la peur deux élémens : l’élément sensation, c’est l’émotion provoquée dans la conscience, et l’élément acte, c’est-à-dire la série des actions qu’entraîne cette sensation.

Encore, dans ces actes, faut-il distinguer les actions véritables, les faits exécutés par nous, ou les mouvemens organiques, viscéraux, involontaires.

À cet égard, le mot fameux de Turenne, — et peu nous importe qu’il soit réel ou apocryphe, — exprime une vérité psychologique très profonde. Comme la bataille commençait et que les boulets, les biscaïens et la mitraille, tombant avec fracas autour de lui, le faisaient trembler : « Tu trembles, carcasse, se dit-il à lui-même ; tu tremblerais plus encore si tu savais où je vais te mener ! »

En effet, la peur, sentiment, ne peut guère se maîtriser ou se dompter. C’est une émotion irrésistible qui dépend de notre organisation propre et que tous les raisonnemens les plus logiques du monde ne parviendraient pas à changer. On dit communément que la peur ne se raisonne pas. Rien n’est plus vrai, et il est remarquable à quel point, pour arrêter les effets de la peur, l’intelligence et les efforts de l’intelligence ont peu d’efficacité.

Je connais telle personne de grande intelligence, à l’esprit ferme et lucide, qui se croirait perdue si elle était forcée d’entrer dans une petite barque. Cependant la mer n’est pas agitée, le trajet à faire est court, la barque est solide, il n’y a pas de vent, les rameurs sont expérimentés. Voilà d’excellens raisonnemens. Hélas ! ils n’ont aucune prise. L’émotion est plus forte que tous les argumens que vous pourrez inventer, quoiqu’ils soient irréprochables, et quoique le poltron en reconnaisse parfaitement la force.

Combien d’enfans n’oseraient pas traverser pendant la nuit le petit jardin où ils ont joué tout le jour, où ils savent que nul danger ne les menace, et alors qu’ils ne perdent pas de vue les lumières de la maison paternelle !

Je puis donner un exemple qui m’est personnel, et qui prouve à quel point les émotions de la peur ne se raisonnent pas. Il y a une dizaine d’années, me trouvant à Bade, près de la Forêt-Noire, j’avais pris l’habitude de me promener tout seul le soir jusqu’à une heure avancée de la nuit. Assurément la sécurité était absolue, et je savais très bien que je ne courais nul danger. Et, en effet, tant que j’étais en pleins champs et sur la route, je ne sentais rien qui ressemblât à la peur. Mais, s’il s’agissait de m’enfoncer dans la forêt, absolument sombre, c’était tout autre chose. L’obscurité était profonde, assez